Le Ténébriarque, les Versets du Dernier Soupir, chapitre 9

Publié le par Leussain

Les haut murs du château d'Artanül, qui avait soutenu sans faillir un siège des frusquins pendant un mois entier, nous protégèrent durant quelques jours. Ou peut-être était-ce quelques heures ; encore aujourd'hui, je ne saurais le dire, tant la perception du temps fut erronée lors de la Longue Nuit. De l'autre coté des murs, nous entendions hurler des créatures auxquelles personne n'avait encore donné de nom et dont nous ignorions tout. Les femmes et les enfants, et même certains des hommes les plus fragiles, se blottirent dans un coin et restèrent prostrés ainsi, la tête entre les genoux, les mains sur les oreilles, pendant plusieurs heures, réduits à la condition de petites souris acculées par un gros vilain chat.

Je suis bien trop âgé maintenant – oserais-je écrire que je suis trop sage ? – pour avoir honte d'avouer que moi-même, je faillis m'oublier une fois ou deux dans mes culottes. Il faut s'imaginer la terreur qui nous étreignait en ce moment-là et qui ne nous laissait plus le loisir de réfléchir. Il est déjà effrayant de se savoir menacé par des hommes qui veulent votre mort ou par des bêtes féroces, mais ce l'est infiniment plus d'être confronté à quelque chose de totalement inconnu de ce monde.

Nous entendions des couteaux – non, des griffes ! – s'acharner sur le tablier rabattu du pont-levis, et les archers postés sur le chemin de ronde, qui jetaient de temps à autre une torche au bas de leur position, disaient voir d'étranges formes tenter d'escalader les courtines, sans qu'elles parvinssent par bonheur à s'élever de plus que quelques pieds.

J'ai depuis participé à de nombreuses batailles, et j'ai bien failli mourir dans deux ou trois d'entre elles, mais à aucun autre moment je n'ai été saisi du même sentiment de terreur primaire que celui qui, ce jour-là – plutôt devrais-je parler de cette nuit-là –, me paralysa tout à fait, lorsque j'entendis des grattements et des craquements sourds qui provenaient de sous nos pieds, et que je vis sortir du sol de la cour, tout près du puits, la première goule de ma jeune existence.

Arthur Orhinios, Mémoires d'un éternel jouvenceau, 47

IX. La foire aux monstres de Liévri Talboche.

Pont-Bric était une ville de moyenne importance, ni plus ni moins crasseuse que ses homologues, mais qui, contrairement à la plupart des villes de semblable étendue situées dans la moitié sud du royaume, ne possédait aucune bibliothèque, ni aucunes structures culturelles, et où les occasions de se divertir n'étaient guère nombreuses. C'est pourquoi, dès qu'un cirque, une compagnie de théâtre itinérante, ou, mieux encore, une « foire aux curiosités », venait s'établir sur la grand-place, la ville s'animait et tous ceux qui avaient dans leurs poches quelques sous venaient se gorger de rêve et de fantasmagorie, et jouer à se faire peur en toute sécurité.

Il faisait froid et sec, mais le ciel était clair et uni, et les citoyens les plus aisés s'étaient déplacés en nombre pour visiter la célèbre foire aux monstres de Liévri Talboche, dont la sulfureuse réputation courait d'un bout à l'autre du royaume. Toute la journée, des groupes d'une douzaine de personnes avaient défilé devant les vieilles roulottes peintes de couleurs chamarrées, savamment disposées de manière à former un couloir sinueux et ainsi ménager le suspense et l'émerveillement. Entre les roulottes, espacées d'une quinzaine de pieds, on avait tendu verticalement des toiles de prélart qui tombaient en loques malgré les rapiéçages et les reprises, de manière à éviter les resquilleurs.

Traditionnellement, Liévri Talboche conduisait lui-même le premier et le dernier groupe de la journée ; une habitude, une tradition qu'il observait depuis qu'il s'était improvisé « montreur de curiosités », voici trente ans. On pouvait bien dire ce qu'on voulait sur Talboche, on pouvait le taxer de sinistre personnage, de ladre vert et de méchant homme, mais personne ne pouvait prétendre qu'il ne connaissait pas son sujet ou qu'il ne prenait pas son rôle de maître de cérémonie au sérieux.

Le dernier groupe, formé de trois gentilles familles et d'un couple de jouvenceaux en fleurs, suivait à travers le dédale de roulottes le petit homme au ventre rebondi, à la redingote, au chapeau haut-de-forme de guingois et aux favoris brillants, qui les guidait, à l'aise dans son univers ambulant.

Liévri Talboche s'arrêta devant une roulotte et fit claquer ses talons. Après chaque groupe, on recouvrait la devanture des cages-roulottes d'une pièce de toile, afin de dissimuler leur hideux locataire. L'effet, quand le montreur tirait d'un coup sur la toile et dévoilait le phénomène qui y était abrité, était spectaculaire. C'était avec ce genre de mise en scène, grâce au souci du détail et de la dramaturgie, que la tournée de Talboche était devenue légendaire, et c'était grâce à cette foire aux monstres que le petit homme grassouillet était, à l'aube de la soixantaine, assis sur une jolie fortune.

Talboche fit face à l'assistance et observa un silence d'une longueur mesurée. De ses doigts gras, il lissa sa moustache (c'était ce suint qui lui conférait son caractère brillant) et humecta ses lèvres de sa petite langue rosâtre et boursouflée. Il continua son exposé, qu'il eût pu réciter en dormant, tant il l'avait parfaitement rôdé sur son public, comme on aiguise un couteau sur une meule, chaque mot étudié pour mettre en condition ses spectateurs et leur arracher des exclamations, des ah ! et des oh !

« Mes amis, nous approchons de la dernière partie de notre visite. Jusqu'ici, nous naviguions dans l'étrange, dans l'inconnu, dans le sensationnel ; nous allons désormais entrer de plain-pied dans le dérangeant et l'impossible... Je me propose de partager avec vous tout ce que je sais à propos des créatures que vous allez voir. Vous ne les verrez dans aucune autre foire, uniquement chez Liévri Talboche ! Tout d'abord, je m'excuse de ne demander ceci que maintenant mais... y a t-il parmi vous des personnes sensibles ou, disons... très impressionnables ? Les enfants, est-ce que tout va bien jusqu'ici ? »

Une petite fille avec des frisettes se mit à pleurer par anticipation. La femme à barbe, l'homme-ver et le chien à deux têtes (auquel il ne semblait pas y avoir encore longtemps à vivre) l'avaient tellement bouleversée et effrayée qu'elle s'était réfugiée plusieurs fois dans les jupons de sa mère en pleurnichant. Mais c'était surtout l'enfant-crabe, avec son air triste et ses doigts partiellement soudés qui lui faisaient comme des pinces, qui l'avait émue aux larmes.

La mère, une grosse femme revêche, protesta auprès de son mari, un des notables les plus influents de la ville. Sa coupe était pleine, disait-elle en trépignant. « Écoute, c'est toi qui a voulu nous amener ici. Si la petite fait des cauchemars cette nuit, c'est toi qui te lèvera pour la calmer, entends-tu ? » L'homme souffla et leva les yeux vers son créateur. « Corne de bouc ! jura l'honorable père de famille. On a payé, on regarde. C'est très instructif, tu ne trouves pas ? Enfin, Lucria, ça ne fait pas de mal de se cultiver un peu ! On a pas tous les jours l'occasion de voir des choses pareilles. »

Le directeur de la foire toussota et reprit son discours de présentation. « Je vous prie de m'excuser pour l'odeur atroce. Mais enfin, laissez un morceau de viande de bœuf fraîchement abattu sur votre table, et dans trois semaines, je gage qu'il dispensera peu ou prou la même... Nous l'avons trouvé il y a quelques jours, loin au nord, par hasard, sur un chemin peu fréquenté, alors que nous roulions. Sa démarche était étrange, saccadée, et il était à demi-nu, malgré un vent à vous écorcher. Nous l'avons d'abord pris pour un fou, ou un de ces martyrs illuminés, ou encore un de ces malheureux atteints de la pécolle. Mais quand nous l'avons dépassé, j'ai vu... oui, j'ai vu... que nous n'avions point affaire à un simple voyageur égaré. Nous nous sommes arrêtés et nous l'avons intégré à notre foire. À lui, je n'ai point eu le besoin de faire signer un contrat ! Ce que vous allez voir risque de vous hanter, mesdames et messieurs... et les enfants !... car voici ce qui pourrait vous arriver, si d'aventure vous mourriez près de la Muraille de Confinement, là où rodent les fouisseurs ! »

Il tira d'un coup sec sur la toile. Aussitôt, la chose qui était dans la roulotte se jeta violemment contre les barreaux, et les spectateurs, bien que protégés, reculèrent instinctivement. L'homme qui se pressait contre les barreaux de fer, ses bras décharnés tendus pour tenter de saisir n'importe quoi de vivant passant à sa portée, ne pouvait guère être évalué en âge. Le visage n'était plus qu'un masque abstrait de chair pourrissante et les quelques dents qui lui restaient n'étaient plus qu'esquilles branlantes de vieillard. Quelques touffes éparses de cheveux laissaient supposer que l'homme avait jadis été brun. Le nez avait probablement été arraché consécutivement à un sérieux traumatisme de la face – un coup d'épée, certainement, qui avait également emporté un grand lambeau de chair sur la joue gauche. L'absence de nez offrait une vue de coupe imprenable sur les méats nasaux, aussi bien qu'un cours d'anatomie ne l'eût fait. Une oreille, à moitié déchiquetée, ne tenait plus au crâne que par un ruban de cartilage. Quant aux extrémités excoriées de ses doigts, elles laissaient voir l'os des phalanges à nu.

Le fait qu'un autre coup d'épée eût fait jaillir hors de leur logement une partie de ses viscères ne semblait point indisposer l'homme. Ses yeux vitreux en putréfaction ne fonctionnaient sans doute plus et, si sa mâchoire inférieure tressaillait, il ne sortait aucun son de sa bouche. Il eût éprouvé, par ailleurs, le plus grand mal à articuler des mots, s'étant depuis longtemps mangé les lèvres. Quelques hardes s'enroulaient encore autour de ce cadavre, cadavre néanmoins dressé sur ses deux jambes ainsi que l'arbre mort et rongé par les termites reste debout au milieu de la prairie.

C'était donc cette chose qui était la source de l'odeur putride qui embaumait la grand-place, qui avait saisi les spectateurs à la gorge et avait poussé plusieurs riverains à se plaindre des nuisances olfactives, conséquence directe de l'arrivée de la foire de Talboche.

« Eshorah nous garde ! C'est un mort-vif que vous avez là ! cria un spectateur outragé aux cheveux poudrés.

– Oui-da, mon brave monsieur ! fit Talboche. Bel et bien mort ! Bel et bien vivant ! Tout à fait mort-vif !... Ne craignez rien, ah ah ah ! cet homme n'est pas plus fort que lorsqu'il était en vie ! Plutôt moins, en fait. Au surplus, ces barreaux vous protègent. Mais ne vous y trompez point ; s'il le pouvait, il vous grignoterait la cervelle. C'est stupide : personne n'a jamais compris pour quelle raison les mot-vifs veulent manger de la chair fraîche, alors que justement, ils n'ont pas besoin de manger, étant donné que leur organisme mort ne peut plus rien assimiler.

– Mais... reprit le spectateur, c'est un lucifuge... la lumière du jour ne devrait-elle pas le détruire, ou tout au moins le pousser à chercher l'Ombre ?

– Ceci, mon bourgeois, est une pertinente réflexion, commença Talboche d'un ton pontifiant, mais on voit bien que votre bonne ville... comment s'appelle t-elle déjà ?... ah oui : Pont-Bric... on voit bien que Pont-Bric est située bien loin de la Muraille de Confinement, sinon, vous seriez au fait de ce genre de détails – un détail qui n'en est pas un, en réalité. Car voyez-vous, comprenez que tel que vous le voyez, ce lucifuge se situe bien à l'Ombre. »

Silence minutieux du directeur. Les spectateurs posèrent leur regard sur le mort-vif qui se jetait encore et encore, inlassablement, contre les barreaux de sa cage. L'eût-on observé pendant dix jours, qu'il eût continué à tendre ses bras décharnés entre les barreaux. Un gamin d'environ treize ans, à l'esprit plus vivace, trouva la solution à l'énigme suggérée par Liévri Talboche. « Bien sûr, c'est que la larve de chancrelet est à l'intérieur du mort-vif. Elle est donc parfaitement à l'abri du soleil !

– Très juste analyse, jeune homme ! Effectivement, la larve de chancrelet qui possède cet enveloppe corporelle et la manipule, ne craint rien à l'intérieur de lui, protégée par une épaisse armure de chair morte. C'est pourquoi le mort-vif, ou plutôt la larve de chancrelet, est le seul lucifuge à pouvoir se déplacer la journée, bien que son activité y soit tout de même extrêmement ralentie.

– Mais... la famille de cet homme est-elle au courant de ce qu'il lui est arrivé ? Ne devriez-vous pas lui restituer sa dépouille ? »

Talboche s'approcha lentement de celui qui avait dit cela et entoura son épaule de son bras. Là encore, il avait une réponse toute prête à l'emploi. « Regardez-le, monsieur. Je vous prie. Croyez-vous que sa propre mère le reconnaîtrait ? Le croque-mort le plus talentueux ne réussirait pas à rendre ce cadavre présentable. Et quand bien même, croyez-vous que cela serait rendre service à cette femme, de lui apprendre que le corps en décomposition de son fils est animé par un serviteur de l'Ombre, et qu'il se livrait encore il y a peu à de bucoliques randonnées la tripaille à l'air ?

– N... non, bien sûr...

– Haut dans le ciel est notre Créateur ! Béni soit Eshorah et les Commensaux ! Mais qu'il est curieux, tout de même, que le Grand-Bouvier permette que Ses créatures soit ainsi profanées par celles de l'Infra-Monde... Quelle abjection ! Messieurs et mesdames, dites à vos amis, qui n'auraient point pu se déplacer pour venir voir notre foire, de se hâter s'ils désirent en profiter. Le spécimen logé dans le cadavre que vous avez devant vous aura atteint sa maturité dans quelques jours. Par une nuit sans lune, ayant achevé sa mue et devenu trop grand pour y séjourner plus longtemps, il sortira de son hôte, par où il y est entré, et cherchera alors un endroit parfaitement obscur – ou à s'enterrer, s'il n'en trouve pas – pour passer la journée. Il sera alors approximativement de la taille d'une petite écrevisse. Mon devoir sera alors de l'occire sous ma botte, car un chancrelet, sous sa forme adulte, est bien plus dangereux qu'un mort-vif. »

Il lécha ses doigts et lissa ses favoris. Puis il redressa son haut-de-forme, trop large pour son crâne de puce. « Heum... veuillez me suivre, messieurs et mesdames, dit Talboche sans attendre que les spectateurs lui emboîtassent le pas. Je sais ce que vous vous dites : la dernière roulotte, c'est certainement le clou du spectacle. Mais que peut-il bien y avoir de plus incroyable, de plus étourdissant, qu'un mort-vif en mouvement ? Et bien ? ce qui est là-dessous défie la logique, et les esprits les plus coriaces se sont brisés en essayant de comprendre comment cela a pu se produire. Ah ah ah, si nous n'avions été de si parfaits bouvillons, peut-être notre foi en eût-elle été rudement éprouvée, peut-être allâmes nous jusqu'à douter de l'existence du Grand-Bouvier. Il faut pourtant se dire que telle est Sa volonté, puisqu'Il a permis... ceci ! »

Et Liévri Talboche de tirer la couverture de la dernière roulotte dans un geste ample et dramatique. Les spectateurs poussèrent un cri unanime. Un jeune homme élégant, dans un mouvement primesautier, sauta presque dans les bras de sa dulcinée, tandis que la petite fille aux frisettes se remit à pleurer de plus belle.

« Corne de bouc ! s'écria son père, une fois qu'il se fut remis du choc ; c'est la créature la plus hideuse qu'il m'ait été donné de voir ! Après ta mère, Lucria. »

Au centre de la cage, parfaitement immobile, ramassé sur lui-même dans une position défensive, se tenait un des êtres les plus solitaires qui foula jamais les Terres de Cendres. Il n'y en avait pas deux comme lui et il n'y en eût plus jamais. La seule chose dont on pouvait être certain, dès le premier regard, était qu'on était en présence d'un mâle. Cependant, l’œil et le cerveau ne parvenaient pas à l'affirmer d'une espèce en particulier.

Il possédait à la fois des attributs physiques des goules, mais également – et c'était ce qui choquait la sensibilité des spectateurs – de nombreux traits communs aux humains. Ses mains étaient dotées d'un pouce opposable, comme celles d'un Homme, mais ses doigts se prolongeaient par des griffes noires, semblables à celles des goules, quoique que moins longues et moins effilées. Sa peau, lisse et d'un gris très pâle, desquamée aux endroits les plus exposés à la lumière du jour, ne se couvrait point en revanche des minuscules écailles qui protégeaient certaines parties des corps des goules. Il tourna la tête vers les spectateurs et ceux-ci frissonnèrent encore. Ses yeux avaient la forme de ceux d'un homme, bien que leurs iris d'un gris de fer fussent plus larges et en occupassent à peu près l’entièreté de la surface. Tout son corps était glabre, à l'exception de sa tête, qu'une broussaille de cheveux longs, sales et neigeux avait envahi. Il n'avait point hérité des mandibules hypertrophiées des goules capables de broyer les os d'une vache, mais ses dents acérées, parfaites pour taillader la viande, eussent pu appartenir à un de ces authentiques fouisseurs.

Il se dressa alors sur ses deux jambes, parfaitement droit, ce qui stupéfia l'assistance et augmenta le malaise ; les goules, à la manière de certains mammifères, pouvaient se mettre sur deux pattes, mais c'était une position qui ne leur était pas naturelle et leur était anatomiquement inconfortable. Heureusement pour la décence et l'honneur des dames ici présentes, le sauvageon portait autour de la taille un simple pagne de lin, qui suffisait à dissimuler les généreux attributs génitaux qu'on prêtait aux goules mâles.

La demi-goule émit un grondement sourd, gueule verrouillée. Une femme cria et voulut se sauver. Liévri Talboche la retint. « N'ayez aucune peur, ma brave dame, vous ne craignez rien, absolument rien, une fois encore ! Veuillez reculer de deux pas, tous. Vous êtes en sécurité, mais cet animal crache parfois très loin. »

Les spectateurs obtempérèrent, ne voulant pas souiller leurs beaux habits. Le montreur claqua des doigts et un garçon d'une dizaine d'années, visage espiègle constellé de taches de rousseurs, flanqué d'un de ces bérets à la mode d'alors, se détacha d'un pan d'ombre où il attendait d'être appelé. Le garçon s'empara d'une longue gaffe et, avec l'habileté que confère l'habitude, fit jouer les loquets qui maintenaient fermée la porte latérale de la cage. La porte bascula avec fracas et la demi-goule jaillit comme l'éclair hors de la roulotte.

Elle fut arrêtée net à quelques pieds seulement du groupe de spectateurs, par la chaîne qui la maintenait assujettie à un gros anneau placé au fond de la cage, et qui cliqua avec un bruit métallique sous l'effet de la tension qui lui était imprimée. La petite fille émotive hurla et se réfugia dans les jupons de sa mère, mais l'hybride ne semblait point s'intéresser à elle ; il avait foncé directement sur son père.

« Ne fais pas l'enfant, l'admonesta le notable, qui luttait manifestement lui-même pour dissiper sa propre peur. Vois : la bête a des entraves aux pieds.

– Ton cher papa a raison, jeune demoiselle, renchérit le directeur Talboche. Les fers qui emprisonnent notre ami, ainsi que la chaîne, ont été fabriqués par les Nains. C'est de l'acier de Brickambord ! le meilleur qui soit ! Positivement incassable ! »

Ayant repris sa posture voûtée, la demi-goule faisait de rapides allers-retours entre sa cage et le groupe de spectateurs et, chaque fois qu'elle mettait la solidité de sa chaîne à l'épreuve, les braves gens, qui ne regrettaient décidément pas le prix de l'entrée, réprimaient un gémissement de crainte. Qu'il était bon de jouer ainsi à se donner le frisson, en toute sécurité, protégé par du bon acier de Nain.

Sous la clarté céruléenne, de nombreuses traces de blessures, hématomes, lacérations récentes et cicatrices, apparurent aux spectateurs. Aucun d'eux ne posa de questions quant à leur origine ; il était trop évident que maintenir un tel fauve en captivité relevait de la gageure, et supposait des traitements adéquats.

« Mais !... s'écria une dame, et lui ? pourquoi la lumière du soleil ne le brûle t-il pas ?

– Comme vous vous en doutiez, répondit avec flegme le montreur de phénomènes, Zourif – c'est le nom que le petit Thomatim que vous voyez là lui a donné – ; Zourif est une demi-goule. Il est humain par sa mère, et goule par son « père », si je puis qualifier ainsi l'horrible lucifuge qui viola la jeune fille qui était sa mère et remplit son ventre de sa semence impie.

– Grand-Bouvier, quelle abomination ! bêla la grosse dame, prise de vapeurs.

– C'est comme vous le dites, chère madame. Zourif est capable d'endurer quelques heures de soleil, car il est dur au mal. L'astre solaire le fait souffrir, il le brûle comme il brûlerait la peau blanche d'une demoiselle de l'aristocratie exposée trop longtemps à ses rayons, mais considérablement plus vite. Regardez, malgré sa débilité, il a compris qu'il ne peut guère vous atteindre, et il retourne à l'ombre de sa roulotte.

– Et comment cette bête est-elle entrée en votre possession ? s'enquit le notable.

– C'était il y a sept ans, monsieur. Un jour que notre foire faisait halte dans un petit village du Nord, une jeune fille est venue et a demandé à me voir. Elle tenait dans un lange l'hybride que vous voyez, qui n'avait pas plus de quelques semaines et n'était pas plus gros qu'un nourrisson. Elle ne m'a donné aucun nom. Ni le sien, ni celui de l'engeance, pour peu qu'elle se fût donné la peine de lui en choisir un. Elle souhaitait seulement s'en débarrasser, ce qui est bien concevable. Elle n'attendait rien en retour, et n'accepta pas même les dix sous que je voulais lui donner – car Liévri Talboche est un honnête homme.

– Sept ans ? Mais cette chose en paraît bien plus !

– Si fait, mais n'oubliez pas, monsieur, que les goules, comme les chiens et d'autres animaux, ne vieillissent point au même rythme que nous, humains. Or, Zourif l'est à demi. Il n'a que sept ans, mais il a atteint sa taille adulte voici deux années.

– Pour en revenir à sa mère, dit le notable, c'était sûrement une catin, une fille de rien. C'est, m'a t-on rapporté, l'habitude de ces pauvres femmes, d'abandonner leur enfant quand un maraud les a accidentellement arrondi. »

Il n'avait pas fini sa phrase que la demi-goule avait derechef jailli de sa cage, l'écume à la gueule. Cependant, au lieu de tirer sur sa chaîne comme il l'avait fait auparavant, il s'arrêta avant la fin de sa course, prit un des petits cailloux qui parsemaient la grand place de Pont-Bric et le lança de toutes ses forces sur le notable. Par bonheur, son tir manquait de précision, et ce ne fut qu'un couvre-chef qui se trouva abîmé, et point ce qu'il y avait juste en dessous.

Tout le monde se pétrifia, excepté Liévri Talboche. Visiblement, ceci ne faisait pas partie du numéro. Il se précipita sur son fouet, qu'il gardait toujours à portée, et entreprit d'en caresser le clou de son spectacle. Zourif avait été de si nombreuses fois corrigé par l'agile instrument et l'homme qui s'en servait, qu'au troisième coup, il battit en retraite et réintégra sa cage. « C'est ça, engeance maléfique, bête immonde, file dans ta cage, je te corrigerai mieux plus tard !... Thomatim ! cria Talboche au garçon au béret, Thomatim, enferme cet animal ! »

Le dénommé Thomatim s'empressa d'obéir à son patron. La demi-goule s'était pelotonnée dans le fond de sa roulotte, mais continuait à défier de son regard vénéneux le groupe de spectateurs, et plus précisément l'homme qui avait diffamé sa génitrice. « Ça alors, s'exclama la forte épouse du notable, on aurait dit qu'il comprenait ce qui avait été dit ! »

– Absolument impossible, chère dame, affirma le directeur. Zourif est aussi dénué d'intelligence que vos escarpins – bien que vos petons soient fort jolis, huhu. Non, il est simplement puni pour son comportement et n'a pas mangé depuis deux jours. Il est probable que les rondeurs de gentilhomme de votre mari lui auront fait espérer un fort bon repas... sans vouloir vous flatter, messire. Il est dangereux de chercher à voir en lui ce que nous voudrions y voir. Il n'est pas plus animé de sentiments, que le visage du Thaumaturge que l'on croit parfois voir dans un nuage ne l'est réellement.

– Tout de même, je n'aime guère la façon dont il me regarde, dit le notable en époussetant son chapeau. Allons-nous en ! »

Et tout le groupe de visiteurs emporta ailleurs, pour certains leur indignation et leur mécontentement, pour d'autres leur émerveillement, au soulagement de la fillette dont la terreur avait atteint son comble lors du lancer du projectile sur son père. Elle garderait plus tard l'image d'un énorme rocher, d'un météore, et ses parents distilleraient l'anecdote, enrichie de nombreux détails, dans le cercle de leurs relations pendant des années.

Quand tous furent partis, Liévri Talboche alla chercher l'éperon, serti au bout d'une tige, dont il se servait pour punir Zourif sans avoir le besoin de le faire sortir de sa cage. Le jeune Thomatim s'interposa : « Pitié, m'sieur Talboche. Il a pas voulu lui faire de mal ! S'il l'avait voulu, il l'aurait tapé en pleine caboche, le bourgeois ! »

Livéri Talboche n'avait jamais été sensible aux jérémiades, et ce n'était pas aujourd'hui qu'il allait commencer. Il chassa l'enfant de son chemin à coups de pieds dans l'arrière-train.

Dans sa roulotte, la créature tiraillée entre ses deux origines, humain et goule, se redressa. L'orgueil hérité de son coté humain lui commandait de se tenir sur ses deux jambes pour endurer son châtiment.

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