Le Ténébriarque, les Versets du Dernier Soupir, chapitre 8
On m'a rapporté par la suite que le premier village à avoir subi de plein fouet l'invasion des lucifuges fut Bréliot, un petit hameau de quelques maisons, guère plus grand que les latrines du Palais-Royal et perché sur les hauteurs du Mont Ourou, voisin du Mont Partorius. C'était dans ce charmant village, où des commodités familières des citoyens d'Ostenrank n'étaient point encore parvenues, que j'avais passé les meilleurs moments de mon enfance sacrifiée, quand mon cher père m'envoyait chez mon vieil oncle Aristide – qu'il qualifiait volontiers d'anachorète, bien qu'il ne fût ni austère, ni taiseux, ni exagérément pieux – afin de retrouver pendant quelques semaines un peu de la sérénité que je lui volais pendant toute l'année.
Je m'égare... J'ai dit tout au début de cet ouvrage que je m'en tiendrais aux faits. C'était donc un havre de paix que ce village, où les seuls assassins étaient des loups et les seules victimes des moutons et des brebis, et encore ces crimes étaient-ils plus excusables que ceux perpétrés par les Hommes. Je ne pouvais concevoir de lieu en Ravelante plus éloigné de leur folie et de l'horreur de la guerre.
C'est pourtant à Bréliot que celle-ci, la Sombreguerre, commença. Une heure seulement après que la vague de ténèbres les eut touchés, la centaine d'habitants qui composait le hameau entendit des hurlements stridents et des bruits à vous glacer les sangs, des sons que même les vieillards qui prétendaient tout savoir n'avaient jamais entendus. Plongés dans le noir, ils ne virent les hideuses créatures qui en étaient la source qu'une fois qu'elles furent sur leur gorge. C'est miséricorde que mon oncle fût mort du crabe deux ans auparavant, car les bergers sans défense de Bréliot ont eu une mort bien plus horrible.
Arthur Orhinios, Mémoires d'un éternel jouvenceau, 47
VIII. Drame ordinaire, suivi d'un drame extraordinaire.
Quand Daniel Halguevair entra chez lui ce soir-là, il présenta en manière de bonsoir une mine ombrageuse, sa tête des très mauvais jours. Il avait revêtu, comme le disait parfois Lunabel une fois qu'il avait le dos tourné, sa « peau de sanglier ». Sa femme et son fils étaient attablés et finissaient de dîner. Ariandreau avait porté un sérieux coup à l'intégrité de la tourte, et sa mère avait dû refréner son appétit d'ogre en lui faisant remarquer qu'il n'était pas le seul à manger dessus.
D'habitude, quand le père d'Ariandreau disait qu'il allait descendre quelques godets à la taverne (presque tous les soirs), il n'en revenait pas avant que le petit ne fût couché, ce qui n'était point pour contrarier l'enfant, dont la simple vue de son géniteur suffisait à rendre insipide le goût des aliments et parvenait même à rendre farineuse la tourte de Lunabel. C'est pourquoi Ariandreau vit d'un œil inquiet son père revenir si tôt de l'auberge où il avait ses habitudes d'ivrogne, sans toutefois être complètement gris.
Daniel ferma doucement la porte, racla la semelle de ses galoches et se débarrassa de son pardessus miteux. Il lâcha dans l'air silencieux une flatuosité qui craqua comme un coup de tonnerre, et qu'il semblait avoir attendu d'être chez lui pour libérer. Il s'avança sans dire un mot, d'un pas pesant. Il titubait, mais moins que les trois soirs précédents, lors desquels il avait dû ramper pour parcourir la dernière partie du chemin qui le séparait de sa couche.
Lunabel regardait son mari avec une anxiété qu'elle ne parvenait pas à déguiser, sans toutefois oser l'interroger sur les raisons de sa morosité. Il lui fallait absolument éviter de soulever le couvercle sous lequel la colère bouillait, car c'était quand Daniel avait bu avec une relative modération qu'il était le plus acerbe et le plus violent, et la jeune femme savait parfaitement qu'une parole mal interprétée pouvait déclencher une ire incontrôlable.
Halguevair s'assit à la table, où son couvert l'attendait, sans daigner jeter un regard à sa famille. Il semblait ruminer quelque sombre réflexion. « C'est quoi ? demanda l'ivrogne en lorgnant d'un œil torve les reliefs de nourriture dans l'assiette de son fils.
– Une bonne tourte au poulet, comme toi et Ari les aimez. Avec de la graisse d'oie pour tenir au corps et pour donner un bon goût de...
– Bonne... bonne... c'est toi qui le dit, qu'elle est bonne. Sers-moi. »
Tandis que sa femme lui découpait une généreuse part de tourte, l'ivrogne désigna son fils d'un mouvement du menton. « L'est pas couché, çui-là ? »
Lunabel se contenta de secouer la tête et d'esquisser un sourire d'artifice. Ariandreau, lui, restait bêtement assis à contempler son assiette vide, repu, n'osant demander la permission de sortir de table. Il ne voulait donner aucun motif à son père pour le mettre en rogne. Comme beaucoup d'enfants régulièrement battus, il avait acquis une subtile intuition – presque un sens supplémentaire –, une capacité à interpréter les plus infimes signes comportementaux du bourreau domestique. Il avait maintes fois eu l'occasion de vérifier que, chez Daniel Halguevair, un calme trop profond précédait toujours un grain de horions.
L'ivrogne grognonna, huma le parfum qui se dégageait de la tourte et grogna encore. Il choqua son godet sur la table. « Donnes-en, ordonna t-il sans préciser de quoi il parlait.
– Il n'y en a plus, dit Lunabel. Tu as fini la jarre avant-hier au soir, tu ne t'en souviens pas, Daniel ? »
Il était probable que non, il ne se souvenait plus d'avoir léché les dernières gouttes de l'hypocras frelaté qu'il achetait à un marchand itinérant, afin de s'aider à trouver le sommeil. C'était un adepte de l'adage : « pour dormir bien, dormons saoul. »
Nouveau grognement, de contrariété celui-ci, plus long et plus appuyé. « Pourquoi que t'en as pas racheté ?
– Mais... Daniel chéri, je dois garder de quoi acheter à manger. Le péché d'ivresse n'est point le pire, mais c'est celui qui coûte le plus cher.
– Le péché d'ivresse, hein ? Je t'en foutrais, du péché d'ivresse, moi... Fichu rat d'préau. Fichue bonne femme... Que disent-ils, les pâtres, à ce sujet-là ? interrogea Halguevair en exhibant sa main mutilée. Que c'est la volonté du Grand-Bouvier et qu'y a pas essayer d'la comprendre ? Tu crois que là-haut, il s'est dit "Baste ! sept doigts ça suffit bien pour un honnête homme !" Ah, je t'ai bien dit pourtant de tenir ces sornettes loin de mes oreilles.
– Excuse-moi. Veux-tu un peu de cidre ? »
Grommellement affirmatif de l'intéressé, faute de mieux. Il engloutit un gros morceau de tourte, qu'il mâcha bouche ouverte, dans un remous répugnant de chicots jaunes et branlants sur des gencives saignantes.
« Ah, t'as encore vidé le pot d'cannelle là-dedans ! Tu sais bien, pourtant qu'je... »
Il s'arrêta au milieu de sa remontrance, se leva tout à coup, les yeux exorbités, le visage congestionné, se plia en avant et se mit à pousser de petits borborygmes ponctués de quintes de toux, tout en se bourrant le torse de coups de poings. Le rouge lui montait jusqu'au front.
« Daniel ! Daniel ! que t'arrive t-il ?! » s'alarma Lunabelle, paniquée par la vue de son époux qui s'étouffait.
Halguevair inspira profondément, produisant le bruit sifflant d'un soufflet de forge, et, en un ultime effort, régurgita sur la table la boulette de viande qui obstruait son gosier. Il demeura coi quelques instants, un filet de salive s'allongeant de sa lippe luisante de graisse d'oie, à fixer la petite boulette gluante qui avait bien failli le faire passer de vie à trépas. Il la décortiqua du bout de son couteau et en extirpa un minuscule os de poulet, qu'il brandit devant lui comme une preuve irréfutable, comme l'arme du crime, ou tout au moins de sa tentative.
La stupeur et le soulagement d'être en vie s'effacèrent de son visage, et l'habituelle expression, qui annonçait un de ses violents orages, se forma. Il se dirigea vers Lunabel, l'air menaçant, et lui tordit le bras. Le joli visage de la jeune femme se tordit de douleur. « Arrête ! Tu me fais mal ! le supplia t-elle, mais sans tenter de le faire lâcher prise, ce qui eût attisé sa fureur.
– T'as voulu m'assassiner, misérable catin ! T'as voulu tuer ton mari, c'est bien ça bougresse ?! »
Il la lâcha mais ne lui laissa pas le temps de porter la main à son oreille ; d'un revers, il la souffla d'une cuisante giroflée sur la joue. Sonnée, Lunabel se rattrapa au fameux buffet dont elle avait parlé à Ariandreau. Le petit garçon bondit au secours de sa mère. Ce n'était pas la première fois qu'il la voyait se faire rosser par le vieux, cependant – il se demanda souvent plus tard ce qui serait arrivé s'il n'avait rien tenté –, cette nouvelle injustice le révolta si parfaitement qu'il décida que c'en était assez, que cela ne pouvait pas continuer ainsi et que la tyrannie exercée par son père sur sa famille prenait fin ce soir.
« Arrête ! Arrête ! C'est pas sa faute ! » cria Ariandreau. Hélas, les arguments, les explications, les imprécations et les supplications, contre un homme épris de violence et pris de boisson, ricochent le plus souvent, à plus forte raison lorsqu'ils proviennent d'un gamin chétif.
D'une ruade dans les côtes, Halguevair se débarrassa de l'enfant qui donnait des coups contre sa jambe. « Attends ton tour, petite crevure, il va venir ! »
Il parut qu'en ce jour, alors qu'ils avaient subi mille fois les excès d'humeur du despote familial, la mère et le fils devaient se liguer pour tenter de mettre fin à son règne de terreur. La jeune femme se jeta sur le sinistre père de son enfant, tous ongles dehors, telle une furie dépossédée de raison. Cependant, Daniel Halguevair, bien que miné par l'alcool et l'inactivité, était toujours un solide gaillard qu'une faible femme, pour peu qu'elle ne fût pas équipée d'un dard et d'une faux, n'était guère de nature à inquiéter. Il l'attira tout contre lui par l'avant-bas, la fit tourner comme pour une danse de salon et la projeta aussi fort qu'il put.
La pauvre Lunabel tournoya en lâchant un petit cri, qui fut presque aussitôt stoppé net par le coin du lourd vaisselier. Le fracas que produisit sa jolie tête en rencontrant le bois sec du meuble, ce meuble que Daniel Halgevair avait fabriqué de ses mains, aucun livre n'en pourra jamais retranscrire l'horreur, et il faut avoir entendu pareil son une fois dans sa vie pour pleinement apprécier son obscénité.
Ariandreau se précipita vers sa tendre mère, mais il était trop tard. Les yeux ouverts sur l'éternité, la tempe déchirée, la poitrine immobile, les mains inertes, elle avait cessé de vivre. Ceci, le petit garçon innocent qu'il était le comprit tout de suite. La mort, cet état si semblable au sommeil qui intrigue et fascine tant les enfants, c'était exactement ainsi qu'il se la représentait.
« Tu l'as tuée... gémit Ariandreau, le visage ruisselant de larmes.
– Quoi ? Hein ? Mais je...
– Elle est morte ! Maman est morte ! »
En ce moment, une violente colère, une haine sourde et aveugle qu'il n'avait jamais éprouvé et n'éprouverait plus qu'une autre fois dans son existence, ravagea toute son intelligence et abattit son discernement.
« Meurtrier ! Tu l'as tuée ! Tu l'as tuée ! » répétait-il à l'encontre de la brute, les yeux tellement embués qu'il ne voyait plus son père qu'à travers un rideau de larmes.
Hagard, Halguevair dodelinait de la tête. Ses pieds n'avaient pas bougé d'un pouce. « Je... j'ai pas voulu ça ! Tu as vu ? Tu as vu, hein, comment qu'elle s'est jetée sur moi ? Tu es bien témoin, mon fils, que c'est elle qui s'est jetée sur moi ? C'est un accident, tu es bien d'accord ? Rien qu'un malheureux accident ! Hein, tu leur diras ? Tu leur diras ?
– Un accident ? Un accident ?! »
Si le père s'était tu, sans doute que ce qui suivit ne serait pas arrivé, mais Daniel Halguevair ne savait pas plus se taire qu'arrêter de boire. C'est alors qu'il s'aperçut qu'il avait pris de la hauteur et que ses pieds ne touchaient plus le sol. Il agita les jambes et les bras, moulinant dans le vide, battant des ailes, comme si ridicules gesticulations allaient l'aider à le faire redescendre ; en des circonstances moins tragiques, ses contorsions eussent prêté à sourire, tant il paraissait n'être plus qu'un pantin inoffensif et grotesque tiré par des fils invisibles.
« Fils ! Ariandreau, c'est... c'est toi qui fait ça ? C'est de la magie, hein ? Ça par exemple, t'es doué de magie ? C'est... ça me coupe le sifflet. Hé, fils, repose-moi qu'on discute entre père et fils ! Les hommes... les hommes c'est pas fait pour voler ! »
Il simula un rire gras qui écœura au plus haut point Ariandreau. Daniel s'envola un peu plus haut et sa tête heurta la poutre qui traversait la chaumière.
« Haaa ! On a tout plein d'choses à se dire ! C'est pour ça qu'ç'a jamais collé entre nous, parce qu'on a jamais discuté comme un père et un fils y devraient le faire, entre quat'z'yeux. On... on s'est jamais vraiment parlé. »
Mais l'enfant n'écoutait plus, et il ne pouvait pas plus stopper qu'une diarrhée la logorrhée qui traduisait ses sentiments désordonnés : « Tu l'as tué ! Et toi tu es en vie ! C'est injuste ! C'est à cause de toi que je suis infirme !... Je l'ai vu ! et tout le monde se moque de moi par ta faute ! Et maman, tu l'as fait souffrir, elle était malheureuse, et elle croyait que tu pouvais changer ! Mais tu l'as tué ! hurla Ariandreau, de plus en plus fort. Je voudrais que tu sois mort ! Je voudrais que tu MEURES ! »
Il y eut un bruit que l'enfant n'oublia jamais, comme une branche sèche qui cède sous la chaussure, et les deux doigts, l'index et le pouce qui restaient à la main gauche de Daniel, se brisèrent. L'ivrogne poussa hors de ses poumons un long hululement qui tira de son sommeil la moitié des habitants de Trinfle. Il contempla sans trop y croire sa main racornie, flétrie, ses doigts pliés d'une façon anatomiquement incorrecte, et dont pas une phalange n'avait été épargnée.
« Pitié, gémit Halguevair, fais-moi descendre... Tu as raison, je suis un gredin, un homme mauvais ! Je l'ai toujours été ! J'avouerai tout et on me jettera au cachot ! Et si c'est la volonté du dieu des Hommes, on me pendra au gibet pour ce que j'ai fait ! Mais pitié, je te supplie, ne me fais plus de mal... Tu me fais peur... Oh, mon fils, mon sang, ma chair, ne sois pas si cruel avec ton vieux père qui t'aime ! »
Cette fois, ce furent des os beaucoup plus gros qui cédèrent : le tibia et le péroné de la jambe gauche, juste au dessous du genou ; exactement l'endroit où Daniel Halguevair avait brisé celle de son fils, trop jeune alors pour s'en souvenir, mais qui pourtant avait tout vu de l'algarade. Son hurlement de douleur s'accompagna alors d'un vagissement de colère. « Maudit sorcier ! Démon malfaisant ! redescends-moi et tu vas voir ! Jusqu'ici, je t'ai seulement caressé les côtes, mais là, je vais te donner la verge jusqu'à te faire briller les os ! (Il cracha, et le glaviot resta suspendu devant son visage.) Ta mère était une putain, t'es certainement pas mon fils ! Elle avait le démon dans le corps, le sais-tu ? Bien sûr que non ! Comment crois-tu que nous arrivions à manger ? Simplement avec du fil et une aiguille ? Ah, ah ! Elle se vendait, ta putain de mère ! Elle négociait ses charmes, comme on dit !... Ah, tu es trop marmot pour comprendre, mais retiens bien ce mot : catin. C'est ce que tu répondras quand on te demandera quel métier elle faisait ! »
Sur ces mots, une dizaine des os les plus solides de son corps se brisèrent derechef, certains en deux ou trois endroits. Halguevair avala une profonde bouffée d'air avant de pousser un cri si navrant qu'il eût ralenti la course du couperet d'une guillotine. Malheureusement pour l'ivrogne, son bourreau avait trop souvent été sa victime, et chaque nouvelle démonstration de sa souffrance attisait le désir de vengeance – ce n'était point affaire de justice – du petit garçon.
Le corps figé dans les airs de Daniel Halguevair gesticulait de façon absurde, et semblait avoir perdu quelques unes des caractéristiques qui en faisaient un être humain ; sa symétrie était maintenant plus que douteuse. Ses membres formaient des angles atroces et certains des os fracturés avaient percé la chair. Le sang qui suintait de ces blessures, soumis au même phénomène de lévitation, flottait lui aussi au centre de la chaumière, où il formait une bruine écarlate. « Le démon, tu es le démon ! hurlait l'ivrogne dont la voix se brisait elle aussi. J'ai toujours su que tu ferais mon malheur et ma perte ! »
Une petite flamme se détacha de la mèche de la lampe à huile qui éclairait cette scène affreuse. La petite boule de feu volubile virevolta, pareille à un gros luciole indécis, passa devant la mine tordue de douleur d'Halguevair, vacilla devant ses yeux injectés de sang et effleura son gros nez rubicond.
« Je veux que tu meures ! » cria une dernière fois Ariandreau.
Dès que l'orbe incandescente entra en contact avec les vêtements ensanglantés du poivrot, celui-ci s'embrasa comme s'il avait été plongé auparavant dans un bain d'huile de roche. Les imprécations et les anathèmes inintelligibles qui s'échappaient maintenant de sa bouche n'avaient plus rien d'humain ; on eût dit les couinements du seigneur Souron, le cochon anthropophage, lorsque Ariandreau lui avait sauté sur le râble. La peau d'Halguevair se boursoufla, se craquela, se couvrit de phlyctènes qui éclatèrent aussitôt, se décolla et noircit, et le peu de graisse attachée à sa carcasse se mit à grésiller et à tomber en gouttes de suif sur la terre battue avec de petits plics, plics, plics obscènes. En un rien de temps, ses cheveux et ses sourcils se désintégrèrent en fumée, cependant que la chaleur intense s'occupait de faire éclater ses yeux dans leurs orbites comme des œufs jetés dans l'eau bouillante. Bientôt, ses poumons gorgés d'air brûlant et de fumée cessèrent de fonctionner, et, pendant encore une interminable minute, Daniel Halguevair acheva d'expier son crime en silence. La vie de l'homme s'éteignit alors qu'il brûlait encore.
Alors seulement, Ariandreau sembla sortir de l'état second dans lequel il était plongé. Il réalisa que c'était lui, et non une justice immanente, non plus que le Grand Bouvier, qui avait châtié son père de manière si horrible.
Le cadavre de Daniel Halguevair retomba sur le sol, noir et méconnaissable, rien qu'un morceau d'anthracite duquel s'élevaient des volutes de fumée dansant joyeusement. Mais déjà, le feu dévorait la charpente de la petite maison et les flammes s'attaquaient au toit de chaume. Les larmes d'Ariandreau se tarirent. Il lui fallait tenter de se calmer et examiner la situation. Il se précipita vers le corps de sa mère et prit sa main tiède dans la sienne, cependant qu'une pluie de brandons tombait tout autour. Il était inutile de songer à sortir le corps de sa mère de ce brasier ; il était trop frêle et avait déjà des difficultés à supporter son poids plume, au surplus la maison menaçait de s'embraser tout à fait d'une seconde à l'autre.
L'instinct de survie est un des sentiments les plus puissants et fondamental qui soit. Il permet d'accomplir des exploits à des individus tout à fait ordinaires et, pour quelques minutes ou quelques heures, leur faire oublier tout ce qui n'est pas essentiel pour leur maintien en ce monde. Ariandreau devait sortir d'ici, et vite, ou il mourrait consumé dans l'incendie qu'il avait, selon toute vraisemblance, lui-même allumé. Des brandons de paille tombèrent sur ses cheveux naturellement roussis alors qu'il faisait ses adieux au corps inanimé de sa mère, et il les fit tomber paniqué.
Il déposa un baiser, le dernier, sur le front enfin apaisé de Lunabel et sortit en clopinant. Il eut à peine franchi le pas de la porte que le toit s'effondrait derrière lui, et qu'une vague d'air chaud le renversait dans une flaque de boue. Il se vautrait dans la fange, pour la seconde fois de la journée.
Il releva la tête ; une foule de villageois, armée de fourches, de bâtons, de bêches et de houes, de tout ce qui pouvait servir à contenir une attaque de fouisseurs, s'était rassemblée devant la maison en flammes.
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