Le Ténébriarque, les Versets du Dernier Soupir, chapitre 7
Aux premières minutes, beaucoup prirent ce brutal obscurcissement pour une éclipse de soleil. Une dizaine d'années auparavant, en effet, avait eu lieu un tel phénomène, visible des plaines septentrionales de Ravelante jusqu'à la pointe ouest de la Frusque. Certains s'en étaient émerveillés, tandis que la plupart des gens avait été frappée par une terreur surnaturelle, ce phénomène trop baroque et abstrus échappant à leur compréhension.
Ce qui arrivait en cet instant n'était toutefois nullement comparable. Le halo de l'astre solaire qui apparaît en cas d'éclipse totale n'était point visible, pas plus que le familier semis d'étoiles. Non, le ciel était d'un noir d'encre et plus aucune lumière n'en tombait. D'ailleurs, il n'y avait plus ni ciel, ni terre. C'était comme s'ils avaient tous été enfermés dans une boîte et jetés au fond d'un trou. Plus tard, bien des aveugles prétendirent qu'eux aussi avaient ressenti ces singulières ténèbres qui s'étaient insinuées dans leurs âmes et les avaient ensevelis en même temps que les autres, et il n'y a aucune raison de mettre leur parole en doute.
[...]Lorsque les Ravelants des montagnes commencèrent à comprendre, qu'ils constatèrent qu'après plusieurs minutes les ténèbres ne se dissipaient pas et que le soleil resterait voilé peut-être pour toujours, ils paniquèrent. Beaucoup se retranchèrent dans leurs habitations, dérisoires forteresses dressées contre un envahisseur qui n'allait pas tarder à se manifester. D'autres, plus avisés, abandonnèrent tout sur le champ, n'emportant qu'eux-mêmes et leur famille, et fuirent, pressentant que tout ceci n'était que les prémices d'une catastrophe. Seulement, ils hésitaient sur la direction à prendre. Où qu'ils portassent les yeux, la noirceur les encerclait. L'exode, oui, mais pour où ?
Ceux qui eurent le bon sens de fuir dans la direction opposée à l'épicentre de l'obscure et muette déflagration survécurent. Bien peu, parmi ceux qui négligèrent l'avertissement laissé quelques jours plus tôt par les Cendres, eurent la même chance.
[...]Car l'Homme, malgré tous ses égarements et la déraison qui parfois commande ses actes, a la foncière intelligence de craindre les ténèbres qui lui dissimulent dangers et ennemis, et, ainsi que son instinct lui commande de ne pas mettre sa main dans le feu, il lui souffle mêmement de faire la lumière là où aucune ne brille.
Nelfant, Chroniques de la Longue Nuit, 189
chapitre troisième : « L'invasion de l'Ombre ».
VII. Le réveil de l’Étranger.
Marlice avait toujours détesté les endroits exigus, les espaces confinés dans lesquels elle avait l'impression de manquer d'air et qu'elle imaginait se resserrer sur elle. Alors qu'elle avançait malaisément dans les boyaux tortueux de Denav'Rach qui s'enfonçaient sous terre, elle prit conscience que personne, excepté Gonquin Sombrécorce, n'eût pu l'obliger à s'y aventurer, lui eût-on fait miroiter tous les trésors du monde. Pour l'y mener, l'Elfe avait repris le ton suave, hypnotique, qu'il n'avait plus adopté depuis leur entrée sous le Dôme, et l'effet avait été immédiat. La confiance aveugle qu'elle accordait à l'Elfe avait resurgi magnifiée, et elle s'était engagée dans cet énorme trou qui s'ouvrait à pied de montagne avec le même entrain qu'aux premières heures de leur étrange escapade.
L'entrée de ce gouffre, avait dit Gonquin sans que la jeune fille lui eût rien demandé, était connue depuis des temps immémoriaux par les Hauts-Elfes. C'étaient eux qui l'avaient baptisé du nom de Denav'Rach, ce qui signifiait littéralement « utérus du monde » dans le beau-parler. Ce labyrinthe avait été pour moitié creusé par la nature, dont des rivières souterraines depuis longtemps asséchées avaient été le puissant outil, et, pour la partie la plus profonde et complexe, avait été creusé à la pioche par les Nains, voici plus de trois-mille ans.
Quand un groupe de ces vaillantes taupes avait redécouvert Denav'Rach, ils avaient immédiatement imaginé y fonder une colonie. Il n'y avait qu'à « pousser les murs », comme les Nains le disaient lorsqu'il leur s'agissait de s'aménager un lieu de vie sous la surface de la terre. Deux-mille Nains, travaillant aussi dur que dix-mille Hommes, avaient été envoyés par le roi de Brickambord, avec dans l'intention première de faire de Denav'Rach quelque chose comme un lieu de villégiature, puisqu'il advint bien vite que nulles richesses, ni minerai de fer ou de cuivre, ni métaux précieux, ni gemmes, ne savaient être extraites de ces montagnes.
Hélas, les célèbres chants des Nains avaient vite cessé de résonner dans les tunnels. Quelques mois seulement après leur installation, il apparut qu'une atmosphère délétère et malsaine régnait dans la nouvelle cité. Les dames Naines faisaient des fausses couches ou mettaient au monde des être difformes – difformes pour des Nains – et débiles. De violents pugilats, qui dégénéraient parfois jusqu'au meurtre, éclataient sporadiquement dans tous les quartiers, alors que si l'irascibilité et les querelles des Nains étaient notoires, il était extrêmement rare qu'ils en vinssent à de telles extrémités.
En définitive, la cité troglodytique semblait avoir été édifiée sur un de ces nœuds invisibles où s'enlacent des courants d'énergie néfastes, un de ces lieux que l'on prétend hantés, comme certains cimetières, marais ou vieux châteaux. Il leur fut impossible de continuer à vivre dans cet endroit maudit où les qualités de leur race paraissaient se dégrader et leurs vices s'exalter, et les Nains s'empressèrent de quitter Denav'Rach aussi vite qu'ils y avaient posé leurs bagages.
Après tout ce temps, certains aménagements protégés des intempéries, façonnés à même la roche avec une précision d'orfèvre, accueillaient encore des ustensiles, des poteries, des outils, des armes dont le bois tombait en miettes mais sur l'acier desquelles nulle poussière ne s'était déposée, comme si les colons venaient seulement de partir dans la précipitation, sans avoir rien eu le temps d'emporter. À la lueur du sabre, l'endroit paraissait figé dans le temps.
Ces éclaircissements sur les origines de la cité abandonnée furent les dernières paroles que Gonquin Sombrécorce prononça de sa voix à l'étrange élocution lénitive. Il se mura ensuite dans le silence absolu qui régnait dans les couloirs de Denav'Rach. Il remisa sa lame dans son fourreau et aussitôt, l'Ombre gloutonne se jeta sur eux comme un fluide carnassier. Toutefois, une fois que les yeux de Marlice se furent habitués à la pénombre, elle remarqua que l'obscurité n'était point aussi totale qu'à l'entrée du réseau. De long fils gluants, parcourus de gouttelettes luminescentes, pendaient de la voûte calcaire, dispensant une lumière ténue et froide qui lui permettait tout juste de regarder où elle mettait les pieds. Il s'agissait de vers dont la luminescence était destinée à avertir les prédateurs de leur caractère toxique. Un seul de ces vers eût suffi à terrasser trois ou quatre chevaux.
De loin en loin, ils croisaient des formes inquiétantes, tapies sur le sol ; certaines avaient une apparence vaguement humanoïde, tandis que les contours d'autres créatures évoquaient de gros insectes. Au dehors, elle avait déjà vu ces animaux, mais seulement de loin. Ils étaient restées prudemment hors de portée de l'éclat brûlant du sabre de l'Elfe, à l'orée des ténèbres. Elles se montraient ici et maintenant beaucoup moins farouches, et elle percevait le frôlement de ces ombres, qui allaient jusqu'à la tâter du museau et lui renifler la croupe ; elle sentit même des dents tranchantes mordiller doucement un de ses mollets et percer son épiderme, avant que l'Elfe ne dégageât le fâcheux d'un coup de botte. Parfois, Marlice distinguait plus nettement leurs hideuses silhouettes, dressées sur quatre ou six pattes, qui se découpaient sur les parois faiblement éclairées par les vers luminescents.
À mesure qu'ils s'enfonçaient dans ce dédale de couloirs et de galeries, sans plus la voix de Gonquin pour subjuguer son esprit et lénifier ses émotions, la conscience réinvestissait Marlice et elle redevenait enfin maîtresse de son corps. Elle avait le sentiment d'être un pantin dont les fils qui l'eussent reliée au marionnettiste se fussent coupé. Que faisait-elle ici ? Comment avait-elle pu suivre Gonquin Sombrécorce au cœur de ce territoire impie, sans même que ce dernier ait eu le besoin de la menacer ? Un important personnage l'attendait, ici, sous le Sombredôme, affirmait-il. Mais chacun savait ce qui se trouvait sous le Sombredôme, ou plutôt ce qui ne s'y trouvait pas !... Il n'y avait rien d'humain, rien qui pensât. Il n'y avait que des monstres.
L'Elfe. Il... il avait tué, sous ses yeux, son père et sa mère... Il avait froidement fait sauter leurs têtes, ainsi qu'on arrache le chapeau d'un champignon !... Et le Ciel savait ce qu'il était allé faire à sa petite sœur qui dormait paisiblement dans son petit lit ! Ne le savait-elle pas ? Il lui avait sucé le sang, bien sûr ! Il avait plongé sa bouche livide sur son cou et but tout son soûl comme à un calice ! À coté de cette horreur, qu'il l'eût privé d'une belle vie avec son Illian paraissait sans importance. Comment n'avait-elle pas réussi à comprendre ce qu'il était, en ayant vu ces canines atrocement effilées et ce teint blafard ? Assassin ! Monstre ! Strige ! Oui, c'était un strige, un damné lucifuge !... Il servait l'Ombre, il avait tué toute sa famille et elle, elle, elle était restée apathique, elle l'avait même remercié de l'avoir fait ! Comment avait-elle pu oublier le nom honni de Gonquin Sombrécorce, qui, dans toutes les Terres de Cendres, était synonyme du mot traître ? L'Elfe fourbe et retors décrit dans le Myste, c'était lui !
Marlice gémit. La douleur, le chagrin, l'épuisement et le froid se disputaient pour savoir lequel de ces maux allait la faire s'effondrer. Si elle avait pu voir ses pieds nus, elle eût compris pourquoi ils lui faisaient tout à coup aussi mal ; ce n'étaient plus que deux pitons ensanglantés, tailladés par la roche coupante, ampoules crevées fondues dans un magma de chair à vif, exposés au froid intense indissociable des ténèbres qui régnaient sous le Sombredôme, un froid qui la pénétrait désormais jusqu'aux os. Ils marchaient sans s'arrêter depuis leur entrée sous cette maudite coupole. Grand-Bouvier, interrogeait muettement Marlice, était-il possible de faire des cauchemars si atrocement réels ? Si ce n'en étaient point, comment le Potier pouvait-il tolérer des choses aussi innommables, sur le sol qu'il avait modelé ? Pourquoi avait-il laissé le strige l'emmener ?
Elle s'effondra en pleurant si fort qu'elle en suffoquait, et une morve fluide coula de son nez mutin dans sa bouche sans qu'elle s'en souciât. Puis un spasme la secoua et elle vomit par terre et sur elle, et elle entendit des créatures se précipiter pour se repaître de cette obole. Des coups furent donnés dans le noir ; sans doute l'Elfe qui les repoussaient. Lovée sur le sol dur et humide, au bout de son rouleau, Marlice n'essaya même pas de nettoyer ses vomissures. Elle était au dessus de tout cela – ou très en dessous. Gonquin Sombrécorce la saisit par les cheveux et la remit sur pied, et il lui souffla dans l'oreille : « Bien, bien, ma fille, tu es à point on dirait. Fort bien ! La peur et la souffrance donnent au jus des vierges un goût exquis. Il est important que le réveil du seigneur Amphigouri se fasse dans les meilleures conditions. Allons, stupide femelle, continue d'avancer, ou je te traîne par la tignasse. Nous ne sommes plus très loin. Tu vas bientôt rencontrer mon créateur et ton démolisseur. » Et il la cravacha d'un violent soufflet.
Le temps semblait avoir repris son cours normal, ou plutôt Marlice en mesurait-elle correctement à nouveau le cours, et elle était presque pressée de découvrir ce qui l'attendait. D'en finir. Elle accueillerait la mort, de quelque façon qu'elle se présentât, comme une délivrance, puisqu'elle ne doutait plus que c'était en cela que consistait son « glorieux destin ».
Une vague de touffeur rance, comme la chaleur putride générée par du compost, les enveloppa soudain. Encore quelques pas, et le boyau déboucha dans une vaste salle circulaire qui paraissait d'origine naturelle, aucune trace des vigoureux coups de pioche des Nains n'étant visible sur les parois baignées de la lueur anémique des vers. Le vaste écho des pleurs de la jeune fille trahissait mieux que ce qu'elle pouvait en voir les dimensions titanesques de la cavité dans laquelle ils s'avançaient. Quatre basiliques telle la Sainte-Bergère du Perluire eussent pu y tenir toutes entières. Il faisait beaucoup moins froid que dans les couloirs et les salles plus petites ; la température y était presque douillette. C'était là le cœur de la cité de Denav'Rach, l'utérus du monde, moite et caché, plus près du noyau bouillant de la terre qu'aucun autre endroit sous les Terres de Cendres.
Au milieu de la salle s'étendait une énorme masse, laide, informe et inerte, et qui paraissait de nature organique. Son extrême pâleur – la même que celle qui affectait Gonquin Sombrécorce –, rehaussée de marbrures basanées, la distinguait fort bien dans la pénombre. L'Elfe saisit Marlice par son poignet meurtri. « N'est-il pas beau, mon maître, quand il dort ? Ha ! Il est temps que le dormeur se réveille ! » clama t-il en tirant vivement la main de la jeune fille. L'on aurait dit un jeune homme transi d'amour qui eût voulu entraîner sa dulcinée à des ébats érotiques dans le fenil.
De plus près, la monstruosité de la chose qui gisait sur le sol humide se révéla à Marlice dans toute sa laideur. Cela présentait quelques caractéristiques communes à ces petits crustacés terrestres que l'on voit parfois s'ébattre dans le bois pourrissant d'un tronc d'arbre et qui se roulent en boule dès qu'on les dérange. Toutefois, si des pattes permettaient de faire avancer ce monstre, elle n'en voyait point ; elles devaient se trouver sous cette énorme carcasse constituée de lamelles chitineuses probablement articulées. Il était possible que, à l'instar des cloportes, cette chose se mît en boule lorsqu'elle se sentait menacée. Aucun organe de vision, d'antennes, ni même de tête, n'affleurait. Un mucus épais et répugnant suintait par des trous minuscules régulièrement disposés le long de la carcasse.
C'était ce fluide visqueux et malodorant qui, imperceptiblement, ainsi qu'un stalactite croit en figeant le calcaire de l'eau, avait piégé les organismes minuscules et presque invisibles qui pullulaient dans Denav'Rach, et qui, par de complexes réactions chimiques, avait assimilé ces nutriments pour régénérer ce qui n'était encore qu'un cadavre. Car l’Étranger avait regagné sa forme originelle, mais ce n'était toujours qu'une carcasse dénuée de vie. Il ne restait plus qu'à lui insuffler.
C'était pour cela que Marlice était là, et c'était sur elle que comptait Gonquin Sombrécorce pour relancer cette mécanique arrêtée. C'était cela, le destin exceptionnel qu'il lui avait promis. Le strige, désormais plus lucifuge qu'Elfe, saisit à nouveau la jeune fille par ses beaux cheveux, cette crinière flamboyante qui avait apporté à celle-ci tant de soupirants à Lamanthis, et, flanqué de sa charge, avec une surnaturelle agilité, Gonquin grimpa le flanc du monstre, s'agrippant d'une seule main aux nombreuses aspérités qui saillaient de la carapace. La jeune fille ne cria point. La panique avait cédé à la résignation dans le cœur de Marlice. Ce qui allait lui arriver lui indifférait désormais, comme si l'horrible sort qui était le sien n'avait concerné qu'une inconnue croisée quelques fois. Il était trop tard pour revenir en arrière, et il n'y avait aucune conclusion bienheureuse à espérer de tout ceci. Elle espérait simplement, sans trop y croire, ne pas trop souffrir.
Au sommet du monstre, un cratère d'une dizaine de pieds s'ouvrait dans la carapace, révélant la chair translucide et fragile de l’Étranger. Une sorte de goulot festonné – une bouche peut-être ? – pénétrait les profondeurs de la hideuse créature desquelles exhalaient des relents de chair nécrosée. Gonquin Sombrécorce redressa sa victime sacrificielle et la souleva au dessus de lui, sa main douce broyant le cou frêle de la jeune fille. Marlice n'avait plus ni la force, ni la volonté de se débattre. Elle était pressée d'en finir, et de rejoindre cet au-delà de pure lumière que le pâtre disait ouvert aux victimes de meurtre. De sa main libre, le strige saisit le poignet de la jeune fille, et il déposa un chapelet de baiser tendres et obscènes sur son avant-bras, alors même que les poumons de Marlice se vidaient et que ses vertèbres tirées par la gravité se décollaient. Lorsque sa bouche arriva à l'artère radiale qui palpitait faiblement sur le poignet, il mordit dans la chair délicate de la jeune fille.
Il fallut au strige recourir à toute sa loyauté afin de résister à l'envie impérieuse de boire tout ce sang chaud de vierge – un pur nectar ; de l'ambroisie, pour un strige – qui inonda sa bouche. Il laissa le sang s'écouler à gros bouillon des veines de la jeune fille et disparaître dans le siphon de chair morte de l’Étranger. Un dernier spasme secoua Marlice, ses pieds s'agitèrent, et ce fut fini. Elle était morte, sacrifiée. Sombrécorce laissa tomber le corps inerte à ses pieds et recula d'un pas pour observer le résultat de sa libation.
Plusieurs heures s'écoulèrent – un battement de cils pour un strige disposant de l'immortalité –, quand soudain une détonation, comme un tir de canon, ébranla les murs de la caverne. Elle fut suivie par une autre, quelques minutes plus tard. D'autres détonations, de moins en moins puissantes, se succédèrent à des intervalles de plus en plus rapprochés. Sous la carapace du monstre s'étaient mis en branle six cœurs, chacun de dimension comparable à la grosse cloche d'un préau. Il ne fallait pas moins de six cœurs pour charrier un sang mauve et épais dans ce corps gigantesque.
Dans un affreux gargouillis, la bouche de l’Étranger se dilata, et la dépouille de la jeune vierge de Lamanthis disparut dans les entrailles du monstre. Un frémissement voluptueux parcourut la prodigieuse carcasse. L'Elfe frissonna lui aussi. Vivant ! son maître était vivant, après tout ce temps ! Et aux ondes de plaisir qui émanaient de lui, il semblait avoir apprécié le repas que Gonquin lui avait servi. Transporté de bonheur, plus fier qu'un père à la naissance de son premier enfant, Gonquin Sombrécorce n'essaya pas de retenir les larmes froides qui dévalèrent ses joues. C'était le plus beau jour de sa longue existence, hormis bien sûr celui où son maître l'avait éveillé à l'Ombre.
Après 1 133 années dans un état de non-vie – pour ne point employer le terme par trop incorrect de mort –, l’Étranger était de retour. Sous le Sombredôme, des dizaines de milliers de ses serviteurs se figèrent au même instant ; oublieux de leur ventre vide, ils laissèrent filer leur proie, stoppèrent les immondes copulations auxquelles ils se livraient, et ceux qui dormaient furent tirés de leur sommeil. Et tous, même ceux qui se trouvaient à des dizaines de lieues, se tournèrent dans la même direction ; vers celui qui était tout à la fois leur maître, leur père, leur créateur et leur dieu : Amphigouri d'Infra-Monde, l’Étranger, qui à peine réveillé ruminait sa vengeance contre les Diurnes.