Le Ténébriarque, les Versets du Dernier Soupir, chapitre 10

Publié le par Leussain

On me demande souvent si je considère que la science et la magie ne sont pas des notions qui s'opposent diamétralement – des notions qui à priori ne font pas heureux ménage – et si la magie n'est pas la pierre d'achoppement du savant. À cela, je réponds invariablement la même chose – car quand on tient une démonstration qui tient la route, autant la réutiliser à l'envi : oui, science et magie sont des concepts aussi antagonistes que la poésie et les mathématiques, cependant, je crois qu'ils peuvent très bien coexister dans un même univers. Ils obéissent à des lois, des principes, des règles, bien que celles ayant trait à la magie soient beaucoup moins pénétrables par l'homme de science.

Tout ce que peut faire le génie inventif de l'Homme – et du Nain, n'oublions pas cette race de découvreurs et de chercheurs inlassables : faire du feu, soulever de lourdes charges, réparer le corps, et même... tuer ; tout cela, la magie peut le faire mieux, plus vite, et plus facilement. Cependant, ce qui profite à un infime pourcentage d'individu – le fameux Bleu –, la science permet, ou promet, de le rendre accessible au commun des mortels qui ne naît avec aucun pouvoir, mais avec seulement deux mains et un cerveau – ce dernier de performance variable, il est vrai... il suffit de se rendre sous un préau un jour d'office pour comprendre l'étendue des dégâts qu'a eu la religion sur son développement. Mais j'y reviendrai un peu plus tard.

Pour ma part, les manifestations de la magie qui ne peuvent pour l'heure être reproduits par la seule intelligence sont autant de défis passionnants. Je ne désespère pas, un jour, grâce à quelque fabuleuse machine, de pouvoir comme certains sorciers voler dans les airs, transmuter la matière ou agir sur elle à distance. Mieux : je suis convaincu que la science parviendra, un jour futur, que je ne verrai sans doute point, à percer les arcanes de la magie et à lui conférer la rationalité qu'on lui refuse.

Orisque Fragonnier, La marche de la science, 1126

« La magie, pierre d'achoppement du savant. »

X. Justice sommaire au flambeau.

Devant Ariandreau, qui se remettait péniblement sur ses pieds, était amassée une foule compacte, silencieuse et craintive, qui braquait vers lui des faces crispées de peur, de haine, virbrante de la violence latente qui accompagne souvent ces deux émotions. Il y avait là, trouant la ténèbre vespérale, une bonne partie de Trinfle, que les hurlements d'agonie de Daniel Halguevair avaient secoué dans son sommeil ou interrompu le dîner. Dans leurs yeux dilatés, dans lesquels l'incendie de la chaumière se reflétait comme une fièvre, le petit ne lut rien de bon.

Ils brandissaient tous, hommes, femmes, vieillards, et jusqu'aux enfants, des armes improvisées qui leur donnaient des allures de primitifs. Derrière Ariandreau retentit un nouveau et terrible fracas, et tous sursautèrent ; la petite maison dans laquelle il avait passé toute son enfance avait fini de s'écrouler. De ce monticule de bois noirci et de cendres, on ne tirerait que deux corps calcinés qui ne pourraient rien révéler des circonstances de leur mort.

« Qu'est-ce qui s'est passé, petit ? Qu'est-ce qu'est arrivé à tes parents ? » demanda un savetier qui n'appréciait guère les enfants, et en particulier celui-ci qui, avec son air benêt et sa jambe gauchie comme un cep de vigne, l'avait toujours mis mal à l'aise.

C'est à ce tournant de son histoire qu'Ariandreau Halguevair aurait pu, avec un peu d'aplomb et la prédisposition atavique qu'ont les Hommes pour la duperie, se sauver la mise et s'épargner bien des tourments. Peut-être, en produisant un mensonge crédible – une attaque de bandits, par exemple, ou un accident domestique –, eût-il eu une chance d'amener la foule vindicative à désarmer. Malheureusement, Ariandreau était mal disposé pour ce vice – qui pourtant démêlait bien des situations, aussi bien qu'il pouvait les envenimer – et il était bien trop choqué pour réfléchir correctement. Les rouages de son esprit s'enrayaient facilement.

« Ils... ils sont morts, fit simplement Ariandreau. Ils sont morts...

– Morts ? Tu es pourtant bien vivant, toi. Comment que tu l'expliques ? »

Une voix s'éleva alors de l'arrière de la foule : « Moi je sais ! J'ai tout entendu ! » Les rangs serrés des villageois s'écartèrent pour laisser passer une très vieille femme, appuyée sur une canne aussi voûtée qu'elle même, emmitouflée de guenilles de nuit, et dont on devinait les seins lourds et bas de celles qui les ont jadis portés hauts et fiers. C'était la vieille bigote, colporteuse de ragots et médisante professionnelle, dont chaque village recense au moins un exemplaire, et qui se trouvait être, par malchance, la plus proche voisine des Halguevair.

« J'ai tout entendu. Oui-da ! Ça m'a glacé le sang dans les veines ! Je suis sourde comme un pot mais ce fichu poivrot braillait si fort que j'ai presque tout compris ! "Pitié, mon fils !" qu'il criait. "Sois maudit !" qu'il a crié ensuite. Et lui, le petiot, il criait : "Je veux que tu meures ! Je veux que tu meures !" Quant à la mère, la Lunabel, je ne sais pas... Mais s'il a tué son père, il a dû tuer sa mère aussi, c'est logique !

– Est-ce vrai ? fit Elias, le cabaretier, tenant un hachoir à viande de forte dimension qu'il avait emprunté à sa femme. Défends-toi, mon garçon, si tu n'as rien à te reprocher.

– Je... je ne sais pas... j'ai... »

Une voix éraillée d'adolescent amorçant sa mue, un affreux craillement qu'Ariandreau connaissait bien, se fit entendre à son tour. « Patte-folle fait de la magie ! fit Nieule. De la vraie magie ! Je l'ai vu ce tantôt, il a essayé de faire griller le seigneur Souron, le goret du père Börth ! Pas vrai les gars ?

– Pour sûr ! firent en chœur les deux acolytes du chenapan, qui avaient abandonné leurs manières fanfaronnes et se cachaient derrière une forêt de jambes.

– C'est donc pour ça qu'mon cochon, il a la hure toute brûlée, dit le père Börth, qui malgré son âge canonique avait décidé de se joindre à l'expédition.

– C'est un sorcier ! cria quelqu'un dans la foule. Un suppôt de l’Étranger !

– Il faut l'emprisonner, lui mettre des fers, et le livrer à la Sainte Orthorection ! cria quelqu'un d'autre.

– Imbécile ! On ne retient pas prisonnier un sorcier bien longtemps. Avant qu'ils arrivent, il nous aura tous assassinés. Il faut le mettre à mort sur une table en palissandre ! C'est ainsi qu'on se débarrasse d'un sorcier sans craindre qu'il survive ou que son spectre revienne vous hanter.

– C'est vrai, firent de concert plusieurs voix. C'est ainsi qu'on doit faire. »

Quelques-uns des hommes les plus hardis (nous ne dirons pas « courageux ») de Trinfle se saisirent du petit enfant terrifié sous les aisselles. Le pauvre Ariandreau se débattit et essaya d'expliquer ce qui s'était passé, mais les mots s'embouteillaient dans sa gorge, et il avait laissé filer la minute où il eût pu faire sa confession et plus personne ne songeait à l'écouter ; un vigoureux coup de pelle sur l'arrière du crâne lui fit perdre connaissance.

Lorsqu'il revint à lui, la clameur était toujours aussi forte et on insistait toujours autant sur le fait qu'il fallait le faire passer de vie à trépas. Sur ce point, tout le village de Trinfle s'accordait ; c'était en la manière que les avis divergeaient. « Il faut lui planter que'que chose de pointu dans le cœur, tenta le savetier. Du fer. Non ! de l'argent !

– Non, pas du tout ! lui rétorqua t-on, ça c'est pour les striges.

– Alors... alors y faut lui exploser la cervelle.

– Fariboles une fois de plus ! Ce sont les mort-vifs que l'on détruit ainsi.

– Mais enfin, par Eshorah ! il faut bien l'tuer, tout de même ! »

La vérité était que pas un de ces braves gens n'avait vu de sorcier, que la région n'en avait pas vu naître depuis des décennies, et qu'on avait bien plus l'habitude de traiter avec des goules, des chancrelets et des bandits de grand chemin qu'avec eux.

« Essayons les deux méthodes, et faisons-le brûler, pour être sûr ! » vociféra le savetier dans sa grosse moustache, qui décidément n'aimait pas les enfants.

Les larmes d'Ariandreau, qu'il croyait s'être taries, coulèrent à profusion, ruisselèrent dans ses oreilles. Il allait mourir, de manière atroce, à l'âge de l'innocence, à l'âge où la mort était encore un concept trop abstrait pour être clairement appréhendé. La foule en colère ne vit en son désespoir que des simagrées, une tentative perfide d'apitoiement, et ne se laissa point abuser. Ariandreau banda tous ses petits muscles pour essayer d'échapper aux mains adultes qui le tenaient fermement plaqué sur une table en palissandre, qu'ils avaient sortie d'une maison et placée sous un vénérable tilleul. Il en montait des vapeurs de térébenthine, et il était saugrenu que ce détail le frappât alors qu'il était sur le fil entre vie et mort.

« Que quelqu'un se décide à planter ce suppôt de l'Étranger déguisé en lardon, avant qu'il ne nous change tous en vers de terre... ou pire encore ! fulmina un des émeutiers, attisé par la fureur collective.

– Je m'en charge », se proposa le savetier, bouche ourlée par la haine.

L'artisan prit des mains du tailleur de pierre un ciseau pour pierre tendre, qui suffirait bien pour transpercer le cuir d'un petit garçon. Il appliqua l'extrémité plate et tranchante contre la poitrine d'Ariandreau, et ce dernier sentit à travers son gilet le contact glacé du métal sur sa peau. Il implora, se confondit en supplications, mais oublia d'en appeler au Grand-Bouvier, ce qui eût peut-être suffit à prouver qu'il n'était point un agent du malin et lui eût offert un sursis, mais la poigne de ses tortionnaires s'affermissait à chacun de ses mouvements et toutes ses paroles étaient interprétées comme étant captieuses et dangereuses. Il fallait faire taire cette graine de démon avant que quelqu'un ne se laissât berner par ses manigances.

« Pougier, donne-moi ton marteau... » demanda le savetier au forgeron.

Le forgeron hésita un instant, consultant peut-être sa conscience, nourrissant quelque vergogne, puis il donna au savetier ce qu'il lui avait demandé et s'écarta prudemment, ne voulant rien avoir à faire avec le meurtre qui allait être commis. Sa conscience s'accommoderait du simple fait que son outil avait servi à son exécution.

Le savetier, qui se nommait Euglisse, leva très haut le marteau, et Ariandreau s'arrêta de pleurer ; il lui sembla que le marteau restait suspendu comme une lune carrée sur le ciel noir. En ce moment, un objet fila au dessus des têtes des émeutiers en sifflant, et alla se planter dans l'avant-bras du savetier. De stupeur, il en lâcha le marteau, qui lui tomba sur le pied. Heureusement pour lui, Euglisse portait d'épais brodequins de sa propre confection, et il n'eut à déplorer que le gros orteil cassé. Il n'en cria pas moins fort, mais c'était plus un cri de frayeur et de surprise que de douleur. Il examina son bras et parut soulagé de voir qu'une sorte de fuseau en métal brillant s'était profondément enfoncé dans le lard ; il n'avait point été victime d'un sortilège.

« Écartez-vous tous », prononça une voix féminine avec autorité.

La foule surchauffée perdit d'un seul coup l’exaltation qui l'avait portée au lynchage. Les villageois se tournèrent vers la Vierge de Tesdénite qui avait loué une chambre et pris un repas chaud à l'auberge de la Halte Courtoise. C'était l'Arpenteuse qui, sans le savoir, était peut-être à l'origine de tout cela. Elle ne tenait plus sa faux à la manière d'un simple bâton de marche, s'appuyant sur elle, mais elle la brandissait à deux mains, lame prête à trancher, comme l'arme létale qu'elle était. Une arme en prolongeant une autre. Une expression déterminée et farouche errait sur son visage aux traits harmonieux mais sévères. Les émeutiers s'écartèrent pour la laisser passer – les femmes un peu avant les hommes – et le flot humain se referma aussitôt sur son passage.

« Lâchez cet enfant, » ordonna calmement la jeune femme, sans qu'une once de pusillanimité ne transparût dans sa voix claire.

L'aubergiste et l'autre villageois qui maintenaient Ariandreau sur la table de palissandre le lâchèrent. Cela faisait la seconde fois qu'Elias était témoin de l'habileté de la Vierge de Tesdénite avec un dard, et il n'était pas pressé de voir ce que celle-ci savait faire avec sa faux, si émoussée fût sa lame.

« C'est un sorcier, maugrebleu ! rugit le savetier, qui n'admettait pas qu'on le privât d'un acte héroïque qui eût inscrit le nom d'Euglisse dans les annales du village. Il a tué ses parents !

– Et vous alliez le trucider sans aucune preuve, ni procès ? dit la jeune femme en balayant les visages qui la scrutaient avec animosité. Lève-toi, fit-elle à l'adresse de l'enfant. Tu viens avec moi. »

Un tonnerre de protestations déferla sous les branches du tilleul tricentenaire. Ils avaient décidé que quelqu'un devait payer, et bien qu'ils fussent incertains de la nature du crime, tous étaient persuadés qu'il s'était produit dans la maison des Halguevair quelque acte contre-nature, quelque crime impie.

« Fiche le camp, étrangère ! Justice doit être faite ! crièrent des bouches anonymes, restant prudemment dans l'ombre d'autres villageois.

– Justice ? C'est cette parodie que vous autres nommez "justice" ? grinça la jeune femme. Laissez-nous passer, manants, ou par Tesdénite, je fais moisson de quelques têtes. » Et pour ponctuer sa menace, elle retira le dard qui était planté dans le bras velu du savetier.

Cet avertissement eut l'effet d'une clé tournée dans une serrure ; la masse hargneuse s'ouvrit dans un chuintement de tissus et de timides protestations, et elle s'engouffra dans ce goulot en poussant Ariandreau devant elle. Elle gardait la tête droite et rivée devant elle, sans cesser de surveiller les villageois un peu trop fébriles à son goût de tous ses sens aux alertes. Toute autre attitude eût passé pour de la faiblesse et poussé tous ces braves rustauds, qui s'étaient improvisés juges, jurés et bourreaux, à les attaquer.

« N'essayez pas de nous suivre, lança la Vierge de Tesdénite après avoir émergé du flot grouillant de la populace. Ne prévenez personne de ce qui s'est passé ici, ou je le jure devant ce qu'il y a de plus sacré, je reviendrai m'occuper de ceux qui nous auront trahis. »

Fourches, bêches, marteaux, faucilles, bâtons, gourdins, ciseaux, s'abaissèrent les uns après les autres. Chacun, même le plus ignare et sot des émeutiers, connaissait la réputation des Vierges de Tesdénite, et chacun savait qu'un serment prêté par l'une d'entre elles se devait d'être respecté.

La belle jeune femme aux cheveux d'or s'enfonça dans la gangue protectrice de la nuit, sans jeter un seul coup d'œil en arrière, un orphelin tout frais émoulu trottinant à ses cotés. Les habitants de Trinfle ne devaient plus revoir Ariandreau Halguevair avant plusieurs semaines, et, si ces péquenots avaient su sous quelle forme et dans quelle intention l'enfant reviendrait un jour, sans doute eussent-ils bravé leur frousse de l'Arpenteuse pour tenter de les assassiner tous les deux.

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