Le Ténébriarque, les Versets du Dernier Soupir, chapitre 3

Publié le par Leussain

Pendant trois jours et trois nuits, les Conjurés de l'Ombre ripaillèrent, burent tout le vin de colline que les serviteurs de Fasirion (il convient plutôt de parler d'esclaves) pouvaient apporter, dressèrent leur plan maléfique et se livrèrent à d'indécentes orgies sexuelles : les hommes et les femmes copulèrent tels des animaux en période du rut, les femmes s'enlacèrent et les hommes couchèrent dans le même lit. Fasirion disait qu'il était essentiel que les membres de la Conjuration s’interpénétrassent afin que leurs âmes et leurs corps fussent plus étroitement liés lors de l'Invocation. Des esclaves Elfes furent amenés, croulant sous de lourdes chaînes cliquetantes, et ils furent donné par Casérus Fasirion à ses condisciples, en exigeant de ces derniers qu'ils laissassent ressortir leurs plus inavouables inclinations. Car toutes les perversions s'épanouissaient dans les cœurs sombres de ces démons à visages humains, et il n'était aucun vice auquel ils ne s'adonnassent, et le lucre et la luxure n'étaient point les plus immondes.

Ces infernales agapes se conclurent par le sacrifice d'une jeune vierge humaine par l'éviscération, et on laissa son corps nu, ouvert du con au sternum, pourrir sur la pierre d'obsidienne, et son sang combler les sillons du kartz. Et pendant tout le temps que dura l'Invocation, aucune créature, ni ver, ni insecte, ni corbeau, ne vint se repaître du cadavre. Les sorciers se placèrent à l'intérieur du cercle de mégalithes, autour de Casérus Fasirion qui tenait fermement le hideux Ténébriarque. Les mains tendues vers le plus puissant d'entre eux, les Conjurés se mirent à psalmodier les 137 mots de la langue des Nécromants – une langue interdite depuis trois-mille ans et qui l'est toujours – que Fasirion leur avait fait apprendre. C'était un idiome aux laides inflexions, atroce à entendre et qui se parlait avec le gosier et les dents, et c'étaient des mots qui eussent été impossibles à retranscrire par l'écrit, l'usage de cette langue n'eût-elle pas de tous temps été condamnée.

Ils restèrent ainsi, concentrant toute la force de leur magie sur le Ténébriarque, répétant sans cesse les 137 mots qui allaient, espéraient-ils, entrouvrir les portes de l'Infra-Monde.

Nelfant, Chroniques de la Longue Nuit, 189

chapitre second : « l'Invocation de l'Ombre ».

III. Proies et prédateurs.

Elles étaient deux, un mâle et une femelle, aussi affamées l'une que l'autre, aussi décharnées l'une que l'autre. Leurs côtes et leur colonne vertébrale saillaient horriblement, et leur abdomen était si mince qu'on eût eu du mal à croire qu'il pouvait renfermer leurs organes vitaux.

Elles convergeaient lentement, poitrine à terre, respiration alentie, vers le feu vif, seule lueur dans la plaine, qu'avait allumé la proie qu'elles convoitaient. Elles progressaient contre le vent, précaution inutile puisque les créatures qui se tenaient sur deux pattes n'avaient point l'odorat assez aiguisé pour les sentir d'aussi loin. Les goules, en revanche, se délectaient du délicat fumet de la viande palpitante et chaude de l'humain – leur odeur était plus suave que celles des Nains, mais moins que celle des Elfes – que la brise fraîche leur amenait par bouffées. Elles l'avaient humé à une demi-lieue et avaient pu en déduire trois informations : il s'agissait d'un mâle, jeune et en bonne santé.

Elles avaient aussitôt arrêté de chasser le lièvre, le renard et les petits rongeurs dont elles se contentaient depuis quelques jours, et avaient remonté la trace de cette odeur. Il était rare que deux goules s’associassent ; c'étaient d'ordinaire des créatures solitaires, mais qui formaient parfois de petits groupes afin de chasser plus efficacement de grosses proies, bien que ces alliances précaires fussent loin d'être aussi sophistiquées et performantes que les meutes des loups. Qu'un mâle et une femelle fissent équipe était un cas qui se présentait encore moins. Seule la faim qui les tenaillait empêchait ceux-ci de s'accoupler ou de se déchirer pour l'instant, ce qui ne manquerait pas d'arriver quand ils se partageraient la proie.

Par cette nuit sans lune où d'épais nuages drapaient le lit des étoiles, quiconque n'ayant jamais vu de goules eût pu les prendre pour des humains d'une maigreur extrême, quelque fou décharné et totalement nu errant sans objet dans la plaine. Cependant, en les détaillant de plus près, plus aucun doute n'était permis : ces créatures hideuses n'étaient point de ce pays, ni même de ce monde, et il devenait évident qu'elles venaient de plus loin qu'aucune espèce migratrice.

Leurs yeux globuleux et plus grands d'un tiers que ceux d'un homme, se bombaient sur leur face plate et leur conféraient des airs de poisson carnassier pélagique. Ces yeux hypertrophiés ne réagissaient point à la lumière mais à quelque autre forme d'énergie inconnue des quelques naturalistes qui les avaient étudiés – l'opinion la plus communément admise était que ces organes étaient sensibles aux variations de températures –, avec une acuité qui leur permettait de se mouvoir parfaitement dans une obscurité totale. Les ténèbres étaient leur berceau, l'élément naturel sans lequel, ainsi que nous humains hors de l'air, elles ne pouvaient longtemps survivre.

Leurs membres supérieurs, proportionnellement plus longs que ceux d'un bipède et d'égale longueur avec leurs pattes postérieures, s'articulaient de telle façon que sur une courte distance, une goule bien nourrie pouvait atteindre la vitesse d'un cheval au galop. Leur nez retroussé se réduisait à une fente verticale encombrée de mucosités, évoquant la gueule de certaines espèces de chauves-souris, et leurs oreilles, beaucoup plus grande que celles d'un homme, finement ourlées, étaient de redoutables instruments de détection capables de percevoir des sons aussi ténus que les tapotements de la patte d'un lapin sur le sol à une distance de cent pieds. Leur peau glabre, dépourvue de toute pilosité, était d'une pâleur de cierge et paraissait coulée dans la cire. Un reliquat de queue, longue d'à peine trois pouces et trop courte pour assurer une fonction de balancier, prolongeait leur coccyx.

Pour finir ce bref exposé de la physionomie et de la physiologie des goules, qui nécessiterait tout un traité de naturalisme pour restituer une image convenable de ce qu'étaient ces animaux vaguement humanoïdes, dont on peut par ailleurs trouver des gravures détaillées à la Grande-Bibliothèque de Barjilonc, il convient d'ajouter que leur corps, en général fin et élancé, ne dépassait que rarement la hauteur d'un Nain de stature imposante. Cependant, il avait déjà été capturé ou mis à mort des spécimens de la taille et du poids d'un Homme adulte. Tout comme celle de certains crocodiliens, la croissance de ces créatures semblait n'être limitée que par leur environnement, leur espérance de vie et la nourriture à leur disposition. Enfin, leur mâchoire, une des plus puissantes du règne animal, garnie de deux rangées de dents affûtées aux bords dentelés, qui repoussaient dès qu'elles tombaient, et ce jusqu'à la fin de leur vie, eût achevé d'en faire de parfaites machines à tuer si les goules n'avaient pâti d'une intelligence fort limitée ; leur cerveau n'était en effet guère plus gros que celui d'un chat.

La femelle coupa devant le mâle et celui-ci, bien que concentré sur la traque, ne put s'empêcher de tendre le cou pour renifler la tacite invitation à l'accouplement qui diffusait de la vulve gonflée de la femelle en chaleur. Arrivées à une encablure du feu de camp, les goules redoublèrent de prudence et se séparèrent plus nettement, de façon à prendre la proie en tenaille. L'humain était seul. Sa silhouette, qui se découpait sur l'étincelant feu de camp, indiquait qu'il n'était pas très grand mais d'une corpulence appétissante. Les deux créatures de la nuit salivèrent en anticipant la curée qu'elles allaient faire de ce gibier bien dodu. Dans leurs esprits rudimentaires incapables d'envisager l'avenir, elles se voyaient toutefois briser ses os pour en sucer la moelle. Il leur fallait tout de même se méfier ; les humains se déplaçaient rarement sans être munis de ces manières de bâtons, ces armes brillantes, tranchantes ou perforantes dont certains, ainsi que l'attestaient les balafres sur le torse du mâle, se servaient très bien.

La femelle n'était plus qu'à quelques mètres de sa proie lorsque son cerveau minuscule comprit l'énorme erreur qui allait lui coûter la vie. Les contours de sa cible, diffuses sur l'éclat douloureux du feu de camp, lui étaient apparus trop flous et elle s'était laissée leurrer. L'homme qui se réchauffait près du feu, emmitouflé dans une couverture en peau, n'était point debout comme elle l'avait supposé, mais assis sur une grume. Il tourna lentement la tête vers la goule et la cloua d'un regard dans lequel n'apparaissait ni peur, ni signes de surprise. Si la goule avait pu déchiffrer les expressions humaines, elle eût pu lire sur le visage de l'homme la jubilation de la patience récompensée. Ce dernier se leva, se déploya dans toute sa hauteur, et ce fut comme si une montagne de chair et de muscles noueux sortait soudain du sol devant la goule. Il était plus grand et plus large que tous les êtres humains qu'elle avait jamais vu. Et invraisemblablement plus massif.

Prise de terreur, la femelle lâcha un jet d'urine sur ses cuisses ; comme sa petite cervelle l'avait soupçonné, l'humain possédait une arme, et celle-ci était à la démesure de son porteur. L'homme révéla l'épée aussi grande et massive que lui, un espadon qui ne pouvait avoir été forgé que pour un géant tel que lui, qu'il avait dissimulée jusqu'ici derrière la grume. Sur la lame aussi lisse qu'un miroir dansaient les reflets des flammes. Alors la goule opta pour une des deux options qui s'offrent à l'animal acculé : la fuite ou l'attaque. Avec un grognement désespéré, elle se jeta sur l'homme, tous crocs et griffes dehors.

Sans se départir de son calme, l'homme fit jaillir son bras de sous la couverture et empoigna la goule par le cou. Un sourire torve barrait son visage dur, à la manière d'une très vieille cicatrice. La femelle tenta de labourer l'avant-bras de l'humain, mais son sort était scellé depuis l'instant où elle était entrée dans le cercle de lumière du feu. L'homme serra sans effort apparent, les muscles de son avant-bras jouèrent sous sa peau, et les grognements du fouisseur s'éteignirent dans sa gorge. La main du géant, si large que ses doigts faisaient le tour du cou étique de la goule, broya ses vertèbres aussi facilement qu'elle eût étranglé un poulet.

Plus loin, le mâle pétrifié par la peur avait été aux premières loges pour assister à la mise à mort de sa partenaire de chasse provisoire. Plus sage qu'elle, il jugea qu'il valait mieux rebrousser chemin et que le festin qu'il avait escompté pouvait attendre. Il fit volte-face et s'élança pour retrouver les confortables ténèbres, jetant des regards en arrière pour s'assurer que l'homme ne se lançait pas à sa poursuite, mais ce dernier restait immobile, tenant le cadavre de la goule femelle à bout de bras.

Hélas pour lui, le mâle, trop focalisé sur le géant, ne vit pas venir la patte velue et hérissée de griffes qui le cueillit dans sa course et jeta sur la lande la moitié du contenu de son abdomen. Un ours, surgi de derrière un arbuste, s'abattit sur lui de tout son poids, le déchiquetant, lui arrachant de gros morceaux de chair. Et alors que le fauve fourgonnait de son museau les entrailles exposées à l'air libre de la goule, la créature de l'Ombre expira après qu'une dernière pensée eut traversé son esprit primitif : l'ours avait été assez rusé pour l'approcher en se faufilant sous le vent et ainsi lui couper toute retraite.

En une fraction de seconde, les chasseurs étaient devenus les proies et la victime s'était changée en bourreau impitoyable. Il était rare que les choses se passassent ainsi dans les Terres de Cendres, et en particulier aux abords du Sombredôme, où personne ne commettait l'imprudence de camper seul la nuit

Le colosse posa un pied immense sur le corps sans vie de la femelle et tira sur son bras d'un coup sec. Le membre se détacha avec un bruit hideux. L'homme s'empara de son incroyable espadon et avec l'adresse d'un boucher coupa les tendons qui retenaient le bras au torse décharné du fouisseur. Il l'embrocha ensuite sur la pointe de son épée et le présenta au dessus des flammes. Des gouttes de sang mauve et visqueux dégouttèrent sur les braises, libérant une fumée jaunâtre. Bientôt, une atroce odeur de chair brûlée et de soufre s'éleva dans la plaine, une odeur qui suffisait à tenir à distance loups et autres bêtes sauvages.

L'ours releva un instant le museau du ventre encore fumant de sa victime et regarda avec intérêt le colosse qui faisait griller sa prise. Les regards de l'homme et du fauve se mélangèrent et, pendant quelques secondes, il sembla que des paroles inaudibles s'échangeaient entre ces deux compagnons de longue route. Lorsque homme et bête s'endormirent cette nuit-là, après s'être rassasiés de leurs ennemis, ce fut l'estomac plein et avec la satisfaction d'avoir supprimé de la surface des Terres de Cendres deux créatures nuisibles.

Mais chez l'homme, il y avait encore tant de frustration ; ils ne venaient de retirer que deux grains de sable de la crête d'une énorme dune.

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S
Un luxe de détails bien gores... Prenant.
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