Le Ténébriarque : les versets du Dernier Soupir, chapitre 1
Bangeourre.
Je vais la faire courte. Mon roman médiéval-fantastique, Les versets du Dernier Soupir, premier tome du cycle du Ténébriarque, est en grave déficit de commentaires (et de ventes) sur amazon. C'est le drame, pour un auteur. J'écris pas pour les p'tits écureuils. Il faut dire que je ne fais quasiment pas de pub. Je t'assure que ça me froisse, d'autant plus que je trouve la couverture assez jolie et qu'elle devrait taper dans l'oeil du chaland. Pour remédier à cet état de fait, j'ai décidé de distiller l'intégralité de ce premier volume sur ce blog, au compte-goutte. Je déposerai un chapitre par semaine, le jeudi de préférence. Je compte sur toi, que je sais d'une intégrité de politicien, pour laisser un commentaire si, d'aventure, tu l'as déjà lu ou que rongé d'impatience il te prendrait l'idée d'acheter la version ebook.
Bonne lecture.
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« Une bûche et un lingot d'or jettent la même ombre.
Un roi nu et un paysan nu jettent la même ombre.
Le roseau et le fil de l'épée jettent la même ombre.
Méfies-te, car dans l'ombre du cerf se cache peut-être l'ombre du loup. »
Proverbe Boréen.
« Savez-vous pourquoi l'homme ordinaire méprise tellement les gens de magie ? C'est parce que chaque sorcier est son propre dieu, et qu'il n'éprouve nullement le besoin d'en prier un autre. »
Nelfant (avant son autodafé).
C'était une nuit de chaos, où chaque fois qu'un éclair illuminait le ciel, le monde semblait se déchirer suivant la ligne tourmentée de l'horizon. Parmi les quatorze sorciers connus à travers les Terres de Cendres, douze avaient répondu à l'appel lancé par le plus puissant d'entre eux, le maléfique Casérus Fasirion, dernier héritier des Nécromants. Seul le Magistère de la Couronne de Frusque, Urcaïn de Foulquier, dont la probité et l'honneur n'avaient jamais pu être pris en défaut, avait naturellement décliné son invitation.
Grave et silencieux, Casérus Fasirion scruta de son regard sombre les visages intrigués et méfiants des sept hommes et des cinq femmes qui l'observaient sans mot dire. Il savait lire sur les visages, aussi aisément que sur un palimpseste de chair, le mensonge et la duperie qui se tapissaient dans le cœur des êtres, et si l'un de ses confrères était venu avec des intentions cachées, dans le but secret de l'espionner et de le trahir, nul doute que Fasirion l'eût deviné. Mais ce qu'il lut sur les faces renfrognées des autres sorciers lui agréa ; ils avaient tous le cœur aussi noir et corrompu que le sien. Tous avaient eu à subir les préjugés, les humiliations et les brimades lorsqu'ils étaient plus jeunes, tous avaient souffert mille tourments avant de devenir assez forts pour ne plus rien craindre de quiconque. Ils étaient tous des parias, redoutés et haïs. Ils étaient tous anormaux.
Au loin grondait un violent orage, fait de nuages bas et lourds, qui déversait par intermittence sur la vallée une lumière blanche, crue, irréelle, et révélait ici et là de modestes villages nichés au creux de la vallée, des pans de montagnes, de vastes forêts à la noirceur impénétrable. Il abattait ses lances brisées et aveuglantes sur un arbre, un clocher, les hautes tours d'un château ou simplement un piton rocheux, selon un hasard qui n'était qu'apparent. Le tonnerre roulait ensuite bien plus tard et rebondissait dans la cluse au pied de la montagne, menaçant comme un raz-de-marée. Perchés au sommet du Mont Partorius, rassemblés sur le parvis de son manoir, les treize sorciers étaient aux premières loges pour assister au spectacle fantasmagorique offert par la nature, ou les dieux.
Les mots qui furent prononcés lors de ce sabbat, plus personne n'est vivant pour les retranscrire, et ceux qui les ont entendus ne les ont jamais répétés à personne. Par conséquent, si les conjectures au sujet des faits qui se sont déroulés sur le Mont Partorius sont fondées, les paroles qui suivent sont placées dans la bouche de Casérus Fasirion par l'humble auteur de ce récit, et si, de ce fait, ce dernier ne peut certifier de leur exactitude, il y a fort à parier qu'elles devaient ressembler à ceci :
« Mes amis, mes frères sorciers, si vous êtes venus jusqu'ici, c'est que j'ai éveillé en vous un sentiment qui y grandissait déjà : le sentiment de ne point appartenir à ce monde, malgré le fait que nous y soyons nés ; le sentiment d'être incomplets. Oui, j'ai percé les arcanes de la branche noire de notre art. J'ai révélé les secrets des Nécromants enfouis dans le désert des Xénotes ! Je sais !... Écoutez-tous ! Cette force mystérieuse qui court en nous, que nous convertissons quotidiennement en miracles et que personne, ni les savants, ni les philosophes, ni les hommes de foi ne savent expliquer, cette énergie qui nous permet d'accomplir des prodiges et que nous appelons "magie", faute de termes plus exacts... »
Le fracas du tonnerre interrompit son discours, comme si quelque dieu courroucé avait voulu signifier sa désapprobation par un de ces procédés abstrus que les déités aiment à employer.
« Ce que nous appelons "magie", ou le "Bleu", est bien une force, aussi tangible que le vent, le feu et la foudre, mais alors que ces phénomènes naissent tout autour de nous, nous puisons, sans le savoir, sans même en avoir conscience, la magie dans un autre monde. Un "Infra-Monde". Et c'est pourquoi les êtres du vulgaire ne peuvent voir le Bleu et ne peuvent accéder à cette source. C'est à cet Infra-Monde que nos âmes appartiennent, nous les lanceurs de sorts. Et c'est au seigneur et maître de ce lieu que nous devons loyauté et obéissance. »
Nelfant, Chroniques de la Longue Nuit, 189
chapitre premier : « l'appel de Casérus Fasirion ».
I. Un visiteur tardif.
C'était une petite bicoque de guingois, pareille à tant de ces maisons hâtivement érigées non loin de la Muraille de Confinement, qui n'étaient point prévues pour durer plus longtemps qu'une vie d'homme. Elle semblait ployer sous son propre poids ,et ne tenir debout que par la force de l'esprit de ses occupants ainsi que l'air qu'elle contenait, et des gens qui fussent venus de provinces moins reculées eussent pris peur, en entrant dans une de ces maisonnettes à l'équilibre précaire, à l'idée qu'elle ne s'effondrât sur eux. Ce n'était guère que quatre murs minces de briques d'adobe et de pisé, coiffés d'un toit de chaume et de mortier, qu'une tempête un peu trop violente eût suffi à disperser aux quatre vents. Le patriarche l'avait construite de ses mains, en quelques semaines, aidé de sa famille et de quelques amis. Il avait fait de son mieux mais il n'était pas très doué pour ces choses-là, le père. Il savait surtout travailler la terre et faire accoucher le sol le plus ingrat, le plus stérile, le sol où d'autres ne faisaient pousser que des pierres, des plus gros légumes – sa femme disait de lui qu'il était un peu magicien, et c'était peut-être un peu vrai. La maison comportait maintes malfaçons qui n'eussent point été admises dans la capitale, mais enfin, elle les tenait tout de même au sec et les préservait, un peu, de la rigueur du froid qui s'était abattu sur le nord de Ravelante ces jours-ci. Il y avait même, comble du luxe pour de modestes contadins, des chambres séparées par des cloisons permettant aux parents et aux enfant de disposer d'une relative intimité.
On avait brûlé dans la cheminée la première bûche de l'année, et toute la famille s'était pelotonnée devant l'âtre crépitante d'étincelles dans laquelle avaient tournoyé des brandons. Le bois n'était pas assez sec, et avait donné une pétarade. Les rires et les chants avaient résonné jusque tard dans la soirée, alors que les lumières s'éteignaient les unes après les autres derrière les fenêtres du petit village de Lamanthis. Le père, quelque peu grisé par la joie, la fierté et la liqueur de prune, lui qui n'avait plus absorbé une goutte d'alcool depuis ses propres épousailles, s'était laissé aller à déclamer le texte fripon d'une vieille chanson de geste, sous les yeux amusés de ses deux filles, ignorant superbement l'expression récriminatrice de sa femme. Celle-ci, toutefois, sa sévérité foncière emportée par l'excellent et cordial climat, se détendit et finit par fondre de rire devant les pitreries et les grossièretés proférées par son mari. Comme la plupart des hommes du Nord, il cachait son véritable tempérament sous la couenne d'un individu rustre, parfois bilieux, qui pouvait parfois passer toute une journée sans ouvrir la bouche pour autre chose qu'y engouffrer de la nourriture, et qui ne montrait si rarement l'aspect jovial de sa personnalité qu'elle n'en était que plus précieuse aux yeux des siens. Aujourd'hui était cependant un jour spécial, où des choses qui devaient être faites pouvaient attendre au lendemain, et où des choses qui n'étaient jamais faites étaient autorisées et encouragées.
Peu après midi, ce jour-là, le jeune Illian, dix-sept ans, plus un adolescent mais pas encore tout à fait un homme, s'était présenté devant la famille au complet, attifé comme pour les vêpres, lui qui ne possédait point une chemise qui ne fût trouée, rapiécée, grossièrement raccommodée par sa mère. Le menton dans son col de chemise, les yeux fuyants, il avait récité une demande en mariage en bonne et due forme, qu'il avait probablement mûrement répétée avant d'oser franchir le pas. Le père, avec ses grosses mains calleuses aux ongles sales et son visage boucané par le soleil, pouvait paraître impressionnant à un jeune homme qui entamait sa vie d'adulte. Ce dernier avait bredouillé quelques formalités, tout d'abord, puis déclamé le reste d'un seul trait : « Monsieur... en ce jour, dont... dont j'aime à croire, qu'il est le plus important de ma vie !... je souhaite vous, euh... demander de m'accorder l'un de vos plus grands trésors et ainsi en faire le mien. Faites-moi, monsieur, la faveur de m'accorder la main de votre fille et soyez assuré, sur mon honneur, que je ferai son bonheur, que je la chérirai et la protégerai du mal qui rôde et des créatures de la nuit. Je travaille dur et je suis courageux, et je crois être l'homme que votre merveilleuse fille mérite. »
Une mèche de cheveux bruns s'évadait de son bonnet de chanvre (il avait oublié de se découvrir) et tombait sur son front emperlé, lui donnant un léger air idiot, impression renforcée par la posture roide et compassée qu'il avait adoptée pour faire sa demande solennelle. Illian tremblait de la tête aux pieds et on n'aurait su dire si c'était à cause du froid qui commençait à pénétrer les vêtements, ou à cause de la tension qui l'habitait et de l'effet intimidant qu'exerçait le père sur ses nerfs.
Derrière le brave paysan trépignait sa fille aînée, Marlice, qui épiait les faits et gestes de son soupirant, les mains jointes dans une posture d'adjuration, son jeune cœur battant une chamade endiablée sous ses côtes. Pour elle, tout son avenir se jouait là, sur le perron de la petite maison. C'était une magnifique jeune fille de seize ans, fraîche et pure comme la rosée du matin, alerte et candide, aux réactions primesautière, et qu'aucune mauvaise expérience, aucune trahison, aucun coup du sort n'avait encore vicié et terni la beauté virginale. Une princesse en sabots, disait parfois son père. Marlice attendait sa réponse comme quelqu'un perdu dans un désert de sable eût attendu une outre pleine d'eau. Si le garçon ne convenait pas au patriarche, s'il était jugé indigne de sa fille, alors Marlice se plierait à cette décision, amère et ravagée de chagrin, mais elle s'y résoudrait. Elle avait été élevée ainsi, dans le respect de l'autorité parentale, et surtout paternelle.
Le paysan avait soulevé une de ses grosses mains et l'avait posée sur l'épaule du frêle jeune homme, qui n'en menait pas large, dévoré d'incertitudes. « Tu es un homme, que tu dis ? mhhh ?... », avait déclaré le paysan en lui pétrissant l'épaule. Illian ignorait combien le père de Marlice le tenait en estime. Lorsque ce dernier s'était cassé le bras (on imagine combien un membre brisé, pour un métayer, pouvait s'avérer désastreux à cette rude époque), en pleine saison des moissons, le jeune homme, qui tournait autour de sa mie depuis un certain temps déjà telle une mouche autour d'un pot de miel, s'était spontanément proposé de prêter main forte à la petite famille. Il n'avait accepté pour son labeur aucune autre contrepartie que quelques repas frugaux à la mense familiale, qu'il n'avait partagé qu'avec une gêne manifeste.
Après les moissons, il était sagement retourné à son apprentissage de ferronnier, sans rien avoir demandé en retour pour sa peine. Depuis, Illian gravitait toujours plus près autour de Marlice, dont le teint de pêche, les grands lacs de ses yeux verts et la taille fine attiraient quantité d'autres prétendants. Il avait fallu au jeune homme déployer des trésors d'invention pour évincer ses concurrents et s'attirer les bonnes grâces de la famille, y compris celles de la cadette, une peste de huit ans qui ne trouvait de plaisir qu'à le tourner en ridicule et se moquer de son béguin.
Le père était un homme bourru, parfois orageux, qui ne livrait pas facilement ses sentiments, ou plutôt ne savait point les distiller pour en livrer des mots. C'est pourquoi Illian avait été surpris de ceux qui étaient sortis de sa bouche craquelée : « Mon garçon, avait dit le père de Marlice, je crois que tu es un homme, comme tu dis. J'espérais pas un autre époux que toi, pour ma grande, et j'en aurais pas voulu un autre si ç'avait été à moi de décider d'une telle chose. Fais ce que tu viens de me dire, tiens t'en à ce que tu es, et je serai ton obligé. J'ai toujours voulu avoir un fils. Peut-être tu pourras être celui que ma femme a jamais pu me donner. »
Là-dessus, le père l'avait fortement serré dans ses bras, et Marlice, qui jubilait derrière son père, n'avait pu contenir un cri de joie. Le reste de la journée avait été une fête, une liesse en petit comité, et le soir, on avait bu et mangé plus que de coutume, déraisonnablement, plus encore que pour les fêtes religieuses comme le Gièdre Saint qui approchait pourtant. Ces fêtes imposées, le père avait dit qu'il ne voyait aucune raison valable de les célébrer, mais qu'un jour comme celui-ci méritait bien plus d'être chômé. On mangerait seulement un peu moins le lendemain, qui serait un jour ordinaire. Marlice, surtout, retournerait aux champs, s'occuperait des bêtes, ferait ses corvées, et le cours d'une existence âpre et monotone reprendrait, sauf que dans un coin de l'esprit de la jeune fille resterait logée l'idée qu'une nouvelle vie, avec l'homme qu'elle aimait, s'ouvrirait bientôt à elle. Ils célébreraient leur mariage dès le retour des hirondelles, lorsque les beaux jours du printemps pareraient la colline derrière chez eux de cent couleurs, de mille nuances de vert ; simplement, dans un pré, ainsi que la coutume locale l'exigeait, et Marlice se désolait que le pâtre qui avait uni ses parents et l'avait baptisé fût mort, emporté par la phtisie quelques mois plus tôt.
Depuis maintenant une heure, elle cherchait le sommeil que sa paillasse lui refusait, se tournant et se retournant sous son gros édredon, encore en proie à l'excitation. Dévorée d'amour inassouvi. L'idylle des deux jeunes gens avait débuté de façon bien innocente. C'était l'avant-dernier été, pendant la kermesse annuelle. Ils dansaient une gigotière endiablée – une manière de bourrée très répandue dans le Nord ; le hasard avait voulu qu'ils se trouvassent face à face au moment où les musiciens s'étaient arrêtés de jouer, signifiant que les danseurs devaient se rapprocher et se frôler le bout du nez. Illian avait trébuché – ou avait fait mine – et sa bouche était venue se coller contre celle de Marlice. Ils avaient eu bien de la peine à se décoller.
Quelques jours plus tard, ils ne pouvaient plus se passer l'un de l'autre. Sous ses yeux clos, Marlice revit la fois où ils s'étaient encanaillés jusqu'à l'indécence. Ils étaient allongés sur un tapis de trèfles et de pâquerettes, derrière la combe verdoyante où les amoureux avaient l'habitude de se compter fleurette, la tête de la jeune fille posée sur l'épaule d'Illian. Son futur mari avait « égaré » sa main sur son corsage, avant d'essayer maladroitement de la glisser en dessous. Elle avait pouffé, et lui avait donné une gentille tape sur le bras. Que se serait-il passé si elle ne l'avait pas arrêté ? Ils auraient probablement commis un péché de chair. Une folie. Mais il ne serait plus question de péché, après que Marlice et Illian auraient convolé en juste noce. Ils n'auraient plus à se soucier des commérages et de la vieille bigote de voisine qui les surveillaient comme le lait sur le feu et roulait des yeux furibonds chaque fois que les tourtereaux s'approchaient trop près l'un de l'autre.
Dans la solitude de sa chambre minuscule, Marlice exhala un profond soupir. Elle savait que le sommeil allait la fuir un bon moment encore. Les émotions d'aujourd'hui lui avaient trop exaspéré les nerfs, et elle ne s'était pas assez dépensée – sa mère et sa sœur s'étaient chargées de l'essentiel de ses tâches – et n'était donc pas le moins du monde fatiguée ; mais surtout, un désir inassouvi lui consumait le ventre. Le doux visage d'Illian flottait toujours devant ses yeux fermés. Elle se souvint du contact de ses lèvres, qu'elle n'avait embrassées qu'une seule fois, et de sa main qui s'était aventurée sur sa poitrine, juste un instant, juste assez pour qu'un doigt lui effleurât le mamelon. Elle laissa la sienne descendre jusqu'à l'endroit le plus secret de sa personne, sans arrière-pensées, comme si cette main eût été dotée d'une volonté propre, et elle commença de satisfaire le démon qui la tourmentait.
Le plaisir s'intensifiait rapidement et allait culminer en cette délicieuse petite mort lorsque trois coups légers, presque des effleurements, se firent entendre. Toc... Toc... Toc... C'était un bruit si ténu que cela n'eût pu être qu'une branche que le vent eût fouetté contre le mur extérieur... hormis qu'aucun arbre ne bordait la petite maison. Elle se figea dans son lit et retira prestement sa main coupable des profondeurs du couchage, comme si elle avait été prise en flagrant délit de lubricité. On avait frappé à la porte, elle l'aurait juré. Était-ce un tour de son esprit fébrile ? Ou bien était-il possible qu'Illian, pareillement tourmenté par l'image de l'être aimé, n'eût point pu attendre le lendemain pour lui déclarer de jolies choses, de magnifiques et enflammées paroles d'amour ? Voilà qui serait terriblement inconvenant, mais follement romantique ! La vieille voisine en avalerait sa guimpe de travers.
Elle commençait à penser que ce bruit avait été le produit de ses fantasmes, quand trois autres coups aussi discrets que les premiers retentirent. Il y avait vraiment quelqu'un, là-dehors, qui attendait qu'on lui ouvrît. Marlice repoussa l'édredon, enfila un châle, grelottante, et alluma un rat de cave. Puis elle se dirigea vers la porte sur la pointe des pieds, tout en surveillant la chambre de ses parents. Si son père découvrait qu'Illian avait eu l'audace et l'inconvenance de réveiller sa fille en pleine nuit, il risquait de réviser à la baisse son jugement, après avoir renvoyé le malotrus dans ses pénates avec un coup de pied aux fesses.
Dans la cheminée ne rougeoyaient plus que quelques braises, et le froid reprenait possession de la petite maison. Elle le sentait qui s'insinuait sous la porte tel un animal sournois. Marlice colla son oreille contre l'huis et n'entendit que le vent qui sifflait sa glaciale complainte.
« Qui... qui est là ? » murmura la jeune fille en réprimant un gloussement.
Dès les premiers mots qui lui répondirent, bien qu'étouffés par l'épaisseur de la porte, elle sut que ce n'était point Illian, son bien-aimé, qui se trouvait de l'autre coté. La voix qui lui parvint était à la fois sèche et dure comme une meule de meunier, et suave comme le miel de sapin. C'était une voix qui semblait couler, se déverser, s'insinuer à travers la matière, suinter à travers les pores du bois.
« Je suis un ami, bien que tu l'ignores encore. Laisses-tu tes amis geler en pied, ou les invites-tu à entrer chez toi ? »
Le ton était impérieux, mais n'était pas départi d'une certaine affabilité. Sans même y réfléchir, Marlice retira le crochet qui maintenait la porte fermée ; le vent s'engouffra et le vantail s'ouvrit en battant, mais une main aux ongles plus propres que les siens la retint de claquer.
« Entrez, je vous prie », dit Marlice.
L'inconnu écarta la jeune fille et fit quelques pas dans la maison, jetant sur les lieux des regards curieux, mains croisées derrière lui, comme quelqu'un prenant possession de sa nouvelle demeure, ou rentrant chez lui après un long voyage et s'étonnant de la nouvelle disposition des meubles. Il revint vers elle, et Marlice leva sa chandelle, afin que lui soit révélé l'intrus. Des ombres dansèrent sur le visage blafard de l'homme. Il était beau, beau d'une singulière et ineffable façon. Son visage aux traits fins et harmonieux, bien qu'ogival et presque émacié, eût fait tomber en pâmoison n'importe quelle jeune fille en fleur. Cependant, Marlice remarqua immédiatement quelques aspects inhabituels dans sa morphologie : l'inconnu possédait des oreilles effilées et sans lobes, des yeux en amandes, étirés et dont les iris étaient bizarrement gros. Ses longs cheveux noirs de charbon, légers comme de la soie, flottaient autour de sa tête comme s'ils avaient baigné dans l'eau. Elle avait déjà vu de semblables traits quelque part... Oui... il y avait, au service de la baronnie, un esclave de race elfique, qu'elle croisait parfois au marché, plus chargé qu'une bête de somme, harnaché d'un joug qui l'empêchait de tourner la tête de plus que quelques degrés, méné par une longe par un des serviteurs du château. Elle avait été révoltée de la façon dont ce dernier traitait cet Elfe, plus vilainement qu'il ne l'eût fait d'une haridelle.
Néanmoins, alors que l'esclave affichait une mine mortifiée et résignée devant un inexorable asservissement, il n'y avait aucune trace de la sorte sur le visage de l'Elfe qui lui faisait face. Au contraire, on pouvait y lire le mépris et l'arrogance d'un être convaincu de sa supériorité, et une lueur de défi brûlait dans ses yeux. Il n'était pas non plus vêtu des hardes puantes d'un esclave, mais de riches étoffes aux reflets moirés, d'un style qu'elle n'avait alors vu que sur la famille du baron, les quelques fois où elle l'avait aperçue. Des bracelets en argent finement gravés de runes scintillaient à ses poignets et seules ses bottes paraissaient usées. En outre, le mystérieux Elfe portait à la hanche un fourreau duquel dépassait la poignée, d'un blanc éclatant, d'un grand sabre droit.
« Quel âge as-tu ? demanda l'inconnu.
– Seize ans, messire.
– Seize ans, répéta t-il comme s'il jaugeait ce chiffre. C'est parfait... Tu es parfaite. Qu'as-tu vu du monde, jeune fille, du fond de ce trou boueux que ses habitants ont la prétention d'appeler un village ?
– R... rien, messire. En vérité, rien que ce trou boueux.
– Désires-tu le voir en ma compagnie ? Si toutefois rien d'urgent ne te retient dans ces parages.
– Non... rien d'urgent ne me retient. Il y avait quelque chose... que je devais faire... quelqu'un... je crois... mais je ne m'en souviens plus. Oh ! oui, oui ! Partons sur l'heure, messire l'Elfe – c'est bien ce que vous êtes, n'est-ce pas ? – ; menez-moi où bon vous semblera, s'exclama Marlice, enthousiasmée jusqu'au plus profond de son âme par la perspective d'un voyage.
– Tu peux m'appeler Gonquin, jolie jeune fille. Il y a fort longtemps que plus personne ne m'a appelé par mon nom. »
En ce moment parurent le père, à demi-nu, campé sur ses lourdes jambes, un bâton dans les mains, ainsi que sa femme qui se collait à lui, en chemise de nuit, brandissant craintivement une lampe à huile à la manière d'un bouclier. Tous deux affichaient une expression que le cerveau de Marlice interpréta comme étant de l'hostilité, de l'inimitié, mais qui n'était qu'une effroyable malepeur. Leurs visages en étaient si affectés qu'ils paraissaient déformés, gauchis, vus au travers d'un prisme, et Marlice ne comprit point pourquoi ses parents ne réservaient pas le même accueil chaleureux à leur impromptu visiteur que celui qu'elle lui avait fait, alors qu'ils s'étaient toujours montré hospitaliers.
Au bout du bâton dont s'était muni le père était solidement fichée une pique ; une arme dérisoire, qu'il gardait à coté de son lit pour se défendre des bandits qui écumaient la région et attaquaient parfois les villages isolés des contrées reculées. Cet épieu était surtout là par superstition ; cinquante ans auparavant, une dizaine de créatures de l'Ombre s'était abattue sur Lamanthis, et avait dévoré trois des villageois qui avaient eu le malheur de traîner dehors après la tombée de la nuit. Bien qu'on n'eût plus déploré une seule attaque depuis, les habitants de Lamanthis se terraient tout de même dans leurs logis dès que le jour cédait à la nuit, fermaient les serrures à double tour (pour ceux qui en disposaient), et n'oubliaient jamais de rabattre les crochets. Il n'y avait point une maison qui ne renfermât quelque arme de fortune.
« Qu'est-ce que c'est ? glapit le père. Un Elfe, chez moi ? Sors d'ici, venimeuse créature, et éloigne-toi de ma fille ! Retourne dans ta forêt ! »
Marlice fut outrée par les paroles de son père. Il était impoli et la plaçait dans l'embarras. Cette attitude ne lui ressemblait pourtant pas, lui qui eût donné sa pitance à un mendigot. Elle allait prier son père de se montrer un peu plus courtois avec leur invité, lorsque Gonquin avança d'un pas, un seul. Il eut un geste fugitif du bras, aussi bref qu'un battement de paupières, il y eut deux cris étouffés puis deux têtes tombèrent et roulèrent sur le plancher.
Cela ne roule pas très bien, une tête coupée, qu'elle soit bien faite ou bien pleine. Ce n'est que vaguement sphérique, et sa rotation est vite arrêtée par un nez, une oreille, un menton trop anguleux. L'Elfe prit des mains de la mère le falot qu'elle tenait, tandis que le corps de la femme et de son mari s'effondraient aux pieds de leur fille. Cependant, étrangement, celle-ci ne s'en trouva pas le moins du monde bouleversée, comme si elle avait été émotionnellement engourdie. Le sang de ses parents coulait de leurs cous tranchés et tâchait ses bas de laine, sans qu'elle essayât de l'éviter. Ils avaient payé leur goujaterie, se dit-elle simplement.
L'Elfe secoua son épée et le sang qui s'était attaché à la lame gicla sur le sol. Il tendit le falot à la jeune fille, mit le sabre au fourreau et coula ses long doigts dans la cascade de ses cheveux : « Ils ne t'auraient jamais laissé partir, tu le sais bien. Ils voulaient pour toi la même vie médiocre et pénible dont ils se contentaient. Une vie à s'éreinter, une vie où ta beauté se serait étiolée au soleil. Mais toi, tu mérites mieux que ça. Tu es une princesse. Un destin exceptionnel t'attend, tout au bout du chemin sur lequel nous allons nous lancer, et je vais t'aider à t'accomplir. Mais avant... »
Il renifla, yeux fermés. Il humait l'air tel un animal. Ses lèvres se retroussèrent, malgré lui eût-on dit, dévoilant deux canines affûtées. « Ne bouge pas », dit Gonquin.
Il se dirigea vers la chambre de la petite sœur de Marlice, qui avait le sommeil lourd et que le raffut n'avait pas réveillée. Marlice ne bougea pas d'un pouce, ainsi que l'Elfe le lui avait ordonné. Il y eut un froissement de tissu, une vive exclamation aussitôt suivie d'un petit cri étouffé.
Gonquin ressortit quelques secondes plus tard (ou peut-être était-ce quelques minutes, ou une heure ?), un sourire de contentement sur ses lèvres qui paraissaient s'être colorées d'incarnat.
« Délicieuse enfant, ta petite sœur », fit-il.
Et Marlice chercha quel était le prénom de sa sœur, le prénom de cette petite peste qui avait tant de fois failli la faire tourner en bourrique, mais il semblait s'être enfoui profondément dans sa mémoire, et son visage, tout comme ceux de ses parents, commençait mêmement à s'y effacer. Elle renonça ; elle n'avait plus besoin de rien d'autre que lui.
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Le Ténébriarque 1 - Les versets du Dernier Soupir
Jadis, treize sorciers ivres de vengeance se réunirent au sommet d'une montagne et, utilisant le Ténébriarque, ouvrirent une brèche à travers l'espace-temps jusqu'au Neuvième Infra-Monde. D'...
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