De l'autre coté du miroir.
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Un jour j'ai oublié de mettre le filtre sur ma grande gueule et j'ai dit à une femme que j'étais pas heureux. Ç'a jeté un drôle de mistral !... à vous filer des engelures ! Elle concevait pas qu'en étant avec elle je sois pas au zénith de la félicité, au summum du bonheur. C'était pas sa faute, je lui avais dit. J'avais beau consommer, limer trois fois par semaine, voir du monde, je décollais pas du goudron de mon mal-être. En me bourrant la gueule, j'y prétendais quelques minutes mais ça durait pas, je finissais par dégueuler un ersatz d'euphorie dans les chiottes les plus proches. C'est pas que je m'aimais pas. C'est pas que j'aimais pas mon entourage.
Non, c'était le monde tout autour de moi que je pouvais plus encaisser. Sa gueule me revenait plus du tout. Je le trouvais de plus en plus moche et méchant, pourri jusqu'au trognon par le gros ver gras de la religion, fin bancroche, fini au pipi, ni fait ni à faire, affreux, biscornu, tout pavé de chausse-trappes, charognard, charogne, retors et dangereux... en un mot : malsain. Des tarés à chaque coin de rue ravis de vous égorger pour vous convertir à leurs idées bizarres (un homme mort est un homme converti). J'ignorais comment des individus pouvaient avoir le courage ou l'inconscience d'élever des gamins dans ce cloaque... Il fallait que je dégage, question de survie.
Mais aller où ?... Partout c'était pareil, même au Japon ça tournait au dégueulasse quand on grattait le vernis de l'obséquiosité. Ils déféquaient à l'occidentale désormais. Mangeaient avec des fourchettes. Baisaient à la romaine. Posaient leurs cul jaunes sur des chaises... dormaient sur des lits. Pas assez exotique... Les steppes mongoles, la grande Amazonie le poumon crevé de la planète, la sèche Australie, ce genre de beautés sauvages, c'était tellement surfait, et puis je connaissais déjà, j'avais tout vu à la télé, les scorpions, les mygales, les types qui se baladaient avec des étuis péniens et les gniardes avec leurs seins en gants de toilette.
Alors j'ai pris un aller-simple pour l'autre coté du miroir. Font ça chez Leclerc Voyages, ils se diversifient. Parait que c'est une destination qu'a de l'avenir... M'étonne pas avec tous ces déçus du continuum. Tu verras bientôt que tous les petits négros en quête d'une vie meilleure arrêteront d'engraisser des passeurs pour des coquilles de noix infoutues de franchir la Méditerranée, et qu'ils iront plutôt se payer leur ticket pour l'autre coté du miroir.
Bref, je suis allé ensuite chez l'antiquaire où j'ai acheté une psyché bien large et haute, du XIXe, assez costaude pour laisser passer un grand gaillard comme moi, puis bien lourd avec ça... à vous éreinter trois déménageurs bretons. J'ai prévenu mon frère, je lui ai dit je te laisse tout, la console de jeu, l'aspirateur cyclonique sans sac, mon livret A, ma petit Fiat Panda (faut pomper et donner trois coups de clé avant qu'elle démarre), même ma copine tu la prends si t'en veux. Je lui ai juste demandé de briser le miroir une fois que je serais de l'autre coté, pas que je sois tenté de revenir...
J'ai lu le mode d'emploi ; l'enfance de l'art. Suffisait de plaquer le ticket sur la surface du miroir, coté code-barres, et hop, le passage était ouvert. Aussitôt activé, mon reflet a disparu. Je me suis désapé – c'était précisé sur le mode d'emploi qu'on pouvait rien emporter là-bas, même pas ses vêtements, pas un euro, ni un dollar, ça aurait servi à rien de toute façon, et puis c'était une sage précaution des fois qu'un taré aurait eu l'idée d'aller faire le Djihad. J'ai fait comme avec une nana, j'y ai mis un doigt d'abord pour voir comment ça réagissait, puis un orteil, la jambe, et puis tout le bonhomme, les yeux, le torse, les couilles, tout le paquet d'organes internes...
Tout de suite ça surprend d'être gaucher. Quand on s'est toute sa vie curé les fosses nasales de l'index de la main droite, on perd tous ses repères. Et mon testicule qu'avait l'ascendant sur son besson, il se retrouvait maintenant de l'autre coté, à droite, avec son petit kyste à l'épididyme. Mon oignon au pied droit, qui m'obligeait à porter des tongs au plus froid de l'hiver, à gauche ! Mon tatouage à l'avant-bras « Je suis Charlie » pour que tout le monde voit bien, sur l'autre bras, mais alors... illisible ! des hiéroglyphes qui voulaient plus rien dire !
J'ai fait comme n'importe quel touriste, je me suis immergé, j'ai parcouru mon nouvel univers. A poil. On était en plein cagnard. Les gens ici ils s’embarrassaient pas de toutes ces pelures, de ces jeans trop serrés qui vous collent des mycoses, sauf en hiver quand c'était plus du tout supportable, et là c'était un festival de couleurs et de formes, gay-pride pour tout le monde ! un défilé Jean-Paul Gautier permanent ! Psychédélique !...
Que je te raconte comment ça se passait l'existence de l'autre coté du miroir. Les gens ils nous observaient depuis la nuit des temps à travers les lucarnes qu'on pose un peu partout pour flatter notre ego : les miroirs. Nos petites conneries les amusaient ; qu'on pouvait se trimballer en maillot de bain qu'à la plage ou à la piscine sans risquer de procès... qu'une partie du monde bossait huit heures par jour pour acheter des gadgets et que l'autre trimait douze heures par jour pour les fabriquer et pouvoir bouffer... que les femmes avaient quatre sortes de shampooings dans leur salle de bain, que onze connards courant après un ballon étaient parfois célébrés en héros de la nation... qu'on passait des heures devant des écrans à regarder ce qu'on pouvait voir en se penchant par la fenêtre... nos réseaux sociaux qui nous coupaient des autres... que des mecs passaient des plombes à se faire dorer sous des lampes à UV et à sculpter leur gras dans des salles de sport...
Mais bien souvent notre monde il les débectait comme il me débectait moi, il leur faisait horreur... ils en avaient peur de ce monstre de monde. C'est fou ce que ça peut boire comme horreurs un miroir... et y en a jusqu'en Afghanistan, jusqu'en Corée du Nord, jusque dans la chambre à Khadafi !... Nos guerres bien crades, les propres plus encore, les écœuraient... le tiers de notre population qui crevait de faim pendant qu'un autre tiers crevait d'obésité... les fanatiques religieux sanguinaires... les pères qui violaient leur nouveau-né... la façon dont on massacrait consciencieusement hommes et animaux, à la machette, au filet de pêche, à la kalash, à la roquette, au Zyklon B, au nucléaire, à la particule fine, à la mine antipersonnel.... ah on s'en donnait bien du mal pour faire le mal !... et bien tout ça ils le voyaient et ça les atteignait pleine poire, ils s'en retournaient les tripes ! De grands sensibles, des nounours les nerfs à fleur de peau ! Ils retenaient pas leurs larmes, comme nous autres terriens on se serre les vannes !...
A la moindre purification ethnique c'était les cataractes, ils dégoulinaient en grosses larmes... Les « exactions » comme on dit pudiquement chez Jean-Pierre Pernaut, pareil, ça les faisait mouiller serpillières. T'as déjà versé larmichette, toi ? en lisant le lot des atrocités de la veille dans ton quotidien ?... Non ! T'es vacciné ! Moi itou je croyais... Eux non, jamais, ils arrivaient pas à s'habituer à l'ignoble, à l'inique, ils pouvaient pas savoir et déjeuner en paix... Pourtant ça les concernait pas... C'était pas chez eux que ça se passait...
Alors ils conjuraient. Ils faisaient tout l'inverse de nous autres, à contre-temps, à rebours, sur un air alangui, guillerets sauf quand ils jetaient un œil de l'autre coté de leurs miroirs, ça ça leur plombait terrible le moral... Pourtant ils se résolvaient pas à les péter leurs miroirs. La fascination morbide qui te pousse à ralentir en arrivant à niveau d'un accident de voiture, un truc dans ce genre-là...
Que je te décrive un peu l'autre coté du miroir. Cette bouffée de fraîcheur ! de chaleur humaine ! Comment qu'ils cassaient nos codes à nous autres !
Les mannequins y en avait pour que chacun se reconnaisse : des tiges comme chez nous, mais aussi du double, voir du triple quintal, vaguement popotame, des belles et des moches, et des plus laides encore, des naines et des haut-perchées à deux mètres, des transsexuels, des filles avec des oursins sous les bras, plus de dents, carrément toute en gencives, du psoriasis, des mecs avec des poignées d'amour, des calvities, des bites comme des oisillons, d'autres de véritables trompes !... Du blanc lavabo jusqu'au noir de houille !
Ils allaient à bicyclette, ou à pédibus, tranquilles, ils avaient pas d'impératifs, pas d'horaires, en fait ils portaient même pas de montres... Pour quoi faire ?...
Parfois, on savait pas pourquoi, une rumeur enflait et ça se répandait comme une traînée de poudre qu'il allait se passer quelque chose, et puis soudain tout le monde descendait dans la rue et ça s'enfilait gaiement, par wagons entiers de chair palpitante, ça s'empilait sans vergogne, des imbrications mythologiques ! des théories d'enfilades ! des bacchanales pas croyables ! qu'il pleuve ou qu'il vente, à même le trottoir, fusaient par centaines des jets de foutre d'une blancheur éclatante, sous les cris déments des gamins qui s'amusaient à arroser les ébats avec des pistolets à eau. Et puis chacun vidé ou rempli retournait à son travail, son potager, le truc qui le faisait vibrer... pour certains l'écriture... et des équipes venaient nettoyer à grandes eaux l'asphalte devenu si glissant que des mémés risquaient d'y laisser le col du fémur !...
Des guerres y en avaient pouic. Quand quelqu'un avait un problème avec un semblable, il le défiait à pierre-feuille-ciseau en trois manches. Comme ça y avait pas de tricheries et de contestations possibles, pas de sang versé, et c'était pas le plus fort ou le plus malin qui nécessairement l'emportait.
Les nations, les communautés, les gens nés quelque part prêts à crever pour un lopin de terre, les moi-je-suis-ceci... moi-je-suis-cela... ça n'existait pas.
Comme l'argent c'était un concept bien trop fumeux pour eux (et puis ils voyaient bien la chienlit que ça faisait de l'autre coté des miroirs), ils n'avaient pas plus besoin de bureaucrates qu'un unijambiste d'une paire de baskets ; du coup c'était tout productif, enseignants, artistes ou chercheurs. Pas de politiciens ventilateurs, de banquiers véreux, de militaires Jean-Foutres... des flics un peu, mais attention le minimum ! avec des plumes de toutes les couleurs dans le croupion, ça faisait bien rigoler les p'tits n'enfants !
Ce temps et ces ressources qu'on économisait, qu'on mettait pas à faire la guerre, à tenir des banques, à rembourser les dettes... on l'utilisait à améliorer la qualité de vie, à chercher les remèdes aux maladies les plus salopes, même les orphelines qui touchaient qu'un pourcentage infime de la population !