Avant-propos.
Bangeourre. Je ne t'ai jamais raconté comment m'est venue l'idée de mon second roman, Epilogue. Comment ça tu t'en bats les escalopes ? Mince alors, tu pourrais être assez civilisé pour feindre l'intérêt. Quand quelqu'un te demande si ça va, tu ne lui parles pas de tes hémorroïdes, de ton petit dernier qui ressemble étrangement à ton meilleur ami, de ton banquier qui t'appelle en pleine nuit ? Tu réponds "Oui-da, ça va fort !".
Et donc voici les raisons qui m'ont poussé à écrire sur la vieillesse, cette salope. Ce texte figurera dans la version imprimée à venir d'Epilogue :
Ce livre découle d'une anecdote personnelle. En août 2012, moi et ma compagne venions d'emménager dans la maison que nous avions acheté, une vieille maison en moellons située dans un hameau paumé au fin fond de la pampa charentaise. La journée avait été brûlante et le déménagement, sous un soleil de plomb en fusion, éprouvant pour les corps.
Tard le soir, nous savourions un repos bien mérité, sirotant de grands verres d'eau dont la limpidité n'était troublée que par quelques doigts de pastis, écoutant la symphonie de quelque joueur de cymbales invisible, lorsqu'une silhouette voûtée s'encadra entre les deux piliers du portail. Il s'agissait d'un vieillard, un très vieux monsieur dont j'estimai de prime abord l'âge à plus de quatre-vingt-dix ans. Il demanda un verre d'eau et se mit à expliquer d'une voix confuse que sa voiture était tombée en panne à quelques centaines de mètres de chez nous, sur une petite route de campagne.
Ses yeux décentrés et vitreux paraissaient faits d'une substance aqueuse, comme de la gelée, et de son nez s'écoulait goutte à goutte une morve fluide, comme d'un robinet mal fermé. Peut-être était-il, comme moi, sujet au rhume des foins, toutefois, un instant, l'idée me vint que cet homme avait pleuré.
Moi et mon beau-père proposâmes au pauvre vieux de le dépanner. Il chargea dans ma voiture sa carcasse épuisée par une marche de six-cent mètres et la canne sur laquelle il s'appuyait. Il émanait de lui cette odeur forte qu'exhalent les personnes âgées qui ne sortent plus de chez elles et croupissent dans leur jus. Pendant le court trajet jusqu'à sa voiture, il expliqua d'une voix égrotante avoir voulu jeter un oeil (l'autre visait ailleurs) sur ce coin qu'il avait connu étant jeune, et déplora n'avoir rien reconnu. Il conclut par un fataliste "faudrait pas vieillir". Là-dessus, du bas de mes trente-six ans, j'étais d'accord.
Nous trouvâmes sa voiture, un vieil utilitaire cabossé, stationné devant un rand de vigne, capot relevé, moteur brûlant. Des pinces de démarrage gisaient par terre, sans utilité, sans aucun véhicule à proximité indiquant que le vieillard les eût utilisées. Mon beau-père s'installa au volant ; la voiture démarra au premier coup de clef. A l'arrière de l'utilitaire, un fatras indescriptible et cette odeur de moisi, imprégnée.
En bons citoyens soucieux de leurs pairs, nous insistâmes pour reconduire le vieillard jusque chez lui ; il refusa avec obstination. Il se sentait capable de conduire, bien qu'il n'eût certainement plus l'habitude de prendre le volant de nuit. Ce n'est pas faire preuve de mauvais esprit de se demander si cet homme avait toute sa jugeote, au regard de son comportement incohérent. La lumière ne semblait plus briller à tous les étages...
Nous le suivîmes jusque chez lui, en priant mentalement pour que les écarts qu'il faisait sur la chaussée ne l'expédient pas contre un poteau électrique. Il n'habitait heureusement qu'à quelques kilomètres.
Cette rencontre insolite et cette tronche fripée comme un pruneau tournèrent plusieurs jours sous mon crâne en tâche de fond. J'étais hanté; Ce pauvre vieux décrépit, il n'était plus que l'ombre du soir de l'homme qu'il avait été. Peut-être avait-il été un coureur de jupons, un connard de première classe, un collabo ou un valeureux résistant, peut-être avait-il été un tyran familial qui avait fait régner la terreur dans son foyer, ou au contraire était-il un père de famille respectable et un mari aimant. Qu'il eût été beau et idiot ou laid et spirituel, tout cela était impossible à deviner en voyant cette enveloppe flétrie, ce vieillard que j'imaginais d'une désespérante solitude, ayant perdu la plupart des gens qu'il avait aimé. Le vieillard qu'il était devenu aurait été un parfait étranger pour le jeune homme de vingt ans qu'il avait été.
Ainsi, c'était décidé, j'allais tenter d'exorciser ma peur de la déchéance et de la mort à travers le pouvoir de l'écriture. En pure perte, je dois l'avouer. Martial Chaînard, c'est un peu lui, c'est un peu moi, c'est l'être humain que nous pourrions devenir si nous n'y prenons garde.